LECTURE DU MOIS D'AVRIL
LE SIXIÈME ÉTAGE
Un roman de Clara Varenne
Un immeuble parisien. Des voisins qu’on croise sans jamais vraiment connaître.
Lou pensait venir s’y reconstruire. Nouvelle adresse, nouveau départ, nouvelle solitude. Jusqu’au soir où une voisine disparaît. Sans bruit. Sans explication.
Une lettre laissée à disposition. Une photo troublante prise sans le vouloir. Une silhouette floue derrière une fenêtre.
Et puis Thomas. Le voisin du dessus. Réservé. Insaisissable. Il dit ne rien savoir. Mais ses silences sont trop nets. Sa musique aussi.
Entre attirance muette et soupçons croissants, Lou tente de comprendre ce qui s’est réellement passé au sixième étage. Mais parfois, l’amour est un piège, et certains secrets résistent à la lumière.


Chapitre 1
Elle avait posé sa valise au pied de la porte, juste sous la moulure écaillée, là où l’ancien parquet en bois craquait toujours, comme si l’immeuble lui-même grognait doucement à chaque nouveau pas qu’on y déposait. Lou resta un instant immobile, la main encore posée sur la poignée en laiton, le souffle suspendu, comme si franchir le seuil allait tout changer. Le couloir s’étirait devant elle, baigné d’une lumière blafarde filtrée par la verrière poussiéreuse du toit. Une odeur d’ancien, de cire chaude et de livres oubliés dans un grenier lui parvint immédiatement, mêlée à celle, plus vive, du café fraîchement coulé depuis un étage plus bas.
Elle pénétra dans l’appartement sans bruit, comme on entre dans une église vide. Les murs étaient nus, blanchis à la chaux, marqués de clous rouillés et de traces d’anciens tableaux. Les fenêtres, hautes et encadrées de boiseries, donnaient sur la cour intérieure, où les balcons de fer forgé semblaient s’agripper aux façades comme pour ne pas chuter. Il faisait froid. Le chauffage collectif n’était pas encore allumé, ou alors le concierge avait oublié ce petit détail dans son monologue d’accueil, plus soucieux de lui expliquer le fonctionnement de la boîte aux lettres que de l’état du radiateur.
Lou fit glisser la fermeture de sa valise, sortit un carnet, un appareil photo ancien et une écharpe en laine. Elle posa le tout sur le rebord de la cheminée décorative, où un miroir piqué renvoyait une image légèrement floue de son visage. Elle se regarda sans vraiment se voir, songeuse, déjà happée par les volumes, les angles, les jeux d’ombre dans ce nouveau décor. Photographe, elle l’était encore, bien que l’étiquette lui semble chaque jour un peu plus étrangère. Depuis plusieurs mois, elle avait cessé de prendre des portraits pour les magazines ou les galeries. Elle se contentait d’observer, de noter, de capturer des détails sans but, comme si chercher n’avait plus besoin de trouver.
Elle avait quitté Lyon sans grand fracas. Pas de drame, pas de dispute, seulement cette impression sourde, persistante, que plus rien ne s’y construisait. Elle avait vécu sept ans dans la même rue, avec ses habitudes bien ancrées, ses cafés choisis, ses amis de plus en plus rares. Ce n’était pas une fuite, c’était une mise à distance. Elle avait besoin d’un autre cadre, d’une autre lumière, de ces murs étrangers qui obligent à se redéfinir. Paris n’était pas une promesse. Juste une transition. Une respiration différente.
Un bruit sec retentit au-dessus de sa tête. Puis un froissement. Puis plus rien. Elle leva les yeux, instinctivement. Le parquet de l’appartement du dessus grinçait légèrement, comme s’il avait retenu son souffle lui aussi. Elle nota le son, la fréquence, le rythme, avec cette acuité particulière qu’elle avait toujours eue : celle de détecter les micro-événements, les souffles d’histoires qui n’appartenaient pas encore à la sienne. Elle s’avança jusqu’à la fenêtre, laissa ses doigts effleurer le bois usé du cadre, et ouvrit en grand. L’air de Paris s’engouffra dans la pièce, chargé d’humidité, de klaxons étouffés et de bribes de conversations en contrebas. Elle respira profondément.
Elle ne connaissait encore personne ici. Ni les voisins, ni les commerçants du quartier, ni même le prénom du petit garçon qu’elle avait croisé dans l’escalier en train de faire rouler une voiture sur les marches. L’immeuble semblait plein de présences muettes. Elle devinait derrière chaque porte une vie en suspens, une solitude camouflée, des habitudes bien rodées. Elle n’était qu’une inconnue de plus, un souffle nouveau dans les entrailles d’un immeuble centenaire.
Lorsqu’elle referma la fenêtre, un courant d’air fit claquer une porte au fond de l’appartement. Elle sursauta, le cœur battant plus vite qu’elle ne l’aurait voulu. Elle se força à sourire. C’était le début. C’était toujours comme ça, le début. On croit être prêt, on pense que l’on maîtrise, et puis le lieu prend le dessus, s’impose. Lou se laissa glisser sur le parquet, dos contre le mur, jambes repliées. Elle regarda le plafond, écouta les sons de l’immeuble, et attendit que le silence redevienne son allié. Ce soir, elle dormirait ici. Demain, elle commencerait à exister.
Et quelqu’un, au-dessus, recommença à marcher, doucement, sans se douter qu’en bas, une oreille nouvelle écoutait tout.
Elle passa le reste de l’après-midi à déballer ses affaires lentement, sans hâte, comme si elle redoutait de trop vite apprivoiser l’endroit. Chaque objet qu’elle sortait semblait devoir trouver sa juste place dans cet espace encore inconnu, chargé d’histoires qui n’étaient pas les siennes. Elle accrocha un pull à la poignée d’une porte, empila quelques livres sur le rebord de la cheminée, plaça sa brosse à dents dans un verre ébréché trouvé dans un placard. Tout avait l’air provisoire, suspendu, comme en attente de confirmation.
Vers dix-sept heures, elle descendit dans la rue, attirée par l’idée d’explorer un peu le quartier. L’air était plus doux que prévu, chargé de cette lumière d’automne qui rend Paris presque cinématographique, chaque détail semblant taillé pour la mélancolie. Elle longea les vitrines des boutiques de la rue Lepic, s’arrêta devant une papeterie minuscule où un chat dormait entre deux carnets Moleskine, poussa la porte d’un café sans enseigne où deux femmes âgées jouaient aux cartes sans se parler. Elle commanda un thé brûlant, s’installa près de la vitrine et observa. C’était toujours ainsi qu’elle entrait dans une ville, un quartier, un monde : en observant d’abord, longuement, patiemment, jusqu’à ce que quelque chose s’ouvre.
Une heure plus tard, elle remontait la rue en sens inverse, les mains dans les poches, son appareil photo en bandoulière, même si elle ne l’avait pas encore utilisé. Elle passa le porche de son immeuble, salua d’un regard la boîte aux lettres bancale portant encore le nom de l’ancien locataire, puis gravit les marches, lentement, attentive au moindre détail. À l’étage du dessus, une porte venait de se refermer doucement. Elle leva les yeux, tendit l’oreille. Rien.
De retour dans l’appartement, elle alluma une petite lampe à poser, sortie d’un carton mal fermé. Une lumière chaude envahit la pièce, révélant les imperfections des murs, les fissures dans le plafond, les éclats du parquet. Elle se sentit étrangement bien. Ce lieu avait une respiration. Il suffisait de l’apprivoiser.
Elle prit enfin son appareil photo, l’ajusta, régla la lumière, et prit une première photo : un coin de mur, une ombre douce, la cour en arrière-plan à peine visible. C’était un début. Peut-être pas encore une œuvre, mais un geste. Une façon de dire : je suis là.
Dehors, la nuit tombait lentement, et au-dessus, quelqu’un marchait encore. Toujours le même rythme. Toujours les mêmes hésitations dans la démarche. Et Lou, allongée sur son matelas encore nu, écoutait.
Puis, soudainement, un bruit sourd. Un objet tombé ? Un corps ? Un meuble ? Lou se redressa aussitôt, tendant l’oreille. Cette fois, rien ne suivit. Plus de pas, plus de grincement. Le silence était devenu trop dense, presque figé. Quelque chose en elle se figea aussi. Elle attendit. Dix secondes. Trente. Une minute entière. Pas un son. L’immeuble semblait avoir retenu son souffle.
Elle se leva, enfila un pull, sortit sur le palier. Le couloir était désert, baigné dans la lumière orangée d’une ampoule faiblarde. Elle monta les marches lentement, hésitante. Arrivée devant la porte du dessus, elle resta là, sans oser frapper. Puis elle redescendit, un peu honteuse d’avoir imaginé le pire. Pourtant, une inquiétude discrète l’accompagnait maintenant, comme un fil invisible tendu entre elle et cet inconnu qu’elle n’avait encore jamais croisé.
Elle passa une nuit légère, ponctuée de micro-réveils, de bruits familiers devenus suspects, et de silences trop profonds pour être naturels. Le lendemain matin, elle ouvrit les volets d’un geste lent, découvrant le bleu laiteux du ciel au-dessus des toits. La lumière filtrait entre les immeubles comme un soupir timide. Elle fit chauffer de l’eau, improvisa un café dans une cafetière italienne cabossée et s’installa au bord de la fenêtre, un carnet sur les genoux. Dehors, la ville s’éveillait dans une cacophonie feutrée, rythmée par les portières de voitures, les cris d’écoliers et le grincement d’un chariot de livraison.
Un peu plus tard, alors qu’elle descendait pour jeter un sac dans la benne du local à ordures, elle croisa un facteur au regard embué de fatigue, l’épaule chargée de lettres. Il la salua poliment, puis s’arrêta devant une boîte aux lettres, celle du dernier étage.
— Tiens, murmura-t-il, Monsieur Thomas ne relève plus son courrier ? D’habitude, il est le premier. C’est n’est pas son genre.
Lou ne répondit pas tout de suite. Elle observa le facteur déposer une pile d’enveloppes sur la boîte, puis repartir sans commentaire. Elle resta là, quelques secondes de trop, comme si elle attendait un signe. La porte cochère claqua dans son dos, ramenant le silence.
Elle remonta. Dans l’escalier, l’air semblait plus sec, plus lourd, comme si l’immeuble lui-même retenait une information. Arrivée sur le palier de son étage, elle jeta un œil vers les marches menant à l’étage supérieur. Rien. Aucun bruit. Aucune ombre sous la porte.
Cette fois, elle ne redescendit pas.
Elle monta. Lentement. Pied après pied. Arrivée devant la porte de l’appartement du dessus, elle tendit l’oreille, son cœur battant avec une régularité devenue incertaine. Elle hésita encore, sa main suspendue à quelques centimètres du bois. Puis, doucement, presque comme une excuse, elle frappa. Une fois. Deux fois. Aucune réponse. Elle recula, se sentant ridicule. Peut-être était-il simplement sorti. Peut-être dormait-il. Peut-être… Mais quelque chose, au fond d’elle, persistait à dire que non. Il n’était pas sorti. Il n’avait pas dormi. Il était toujours là.
Elle descendit une nouvelle fois, cette fois pour alerter le concierge, un vieil homme à lunettes épaisses et à la moustache blanche comme une craie, qui vivait dans une loge minuscule en face du local à vélos. Il haussa les sourcils, intrigué, puis monta avec elle sans poser trop de questions. Ils appelèrent à la porte. Tapèrent. Hurlèrent presque. Rien.
— Il laisse souvent un double ici, dit le concierge en fouillant dans une trousse métallique suspendue au mur.
Il inséra la clé. Tourna lentement. La porte céda avec un grincement de film ancien. L’air qui s’en échappa avait ce poids particulier des lieux soudain ouverts après un long enfermement. Un mélange d’oubli et de poussière. Lou resta sur le seuil tandis que le concierge entrait, appelant à voix haute.
— Monsieur Thomas ? C’est monsieur Giraud, votre voisine du dessous est inquiète…
Pas de réponse.
Ils le trouvèrent dans le couloir menant à la salle de bain. Étendu. Inconscient. Le visage pâle, les lèvres à peine entrouvertes. Il respirait encore. Faiblement. Le concierge appela aussitôt les secours.
Lou, elle, resta figée. Son regard se posa sur les objets autour. Une guitare posée contre un mur. Un mug retourné sur le sol. Une plante verte fanée. Des partitions. Et là, juste à côté du couloir, sur un buffet, une pile de feuilles. Dessus, un titre griffonné au crayon : « Lou ».
Elle ne sut pas pourquoi ce détail lui fit perdre l’équilibre intérieur. Elle se força à détourner les yeux. Mais le mot restait là. Entêtant. Comme un écho inattendu dans un appartement qu’elle ne connaissait pas. Pas encore.
Les pompiers arrivèrent vite. Professionnels, discrets, ils s’emparèrent de la scène sans effraction supplémentaire. Lou se retrouva reléguée dans l’entrée, entre un placard entrouvert et une étagère bancale sur laquelle reposaient quelques livres de poche à la couverture écornée. Elle avait les bras croisés sur sa poitrine, non par pudeur mais par instinct de protection. Le concierge, lui, parlait beaucoup. Trop. Il expliquait, précisait, devinait. Lou, elle, ne disait rien. Elle observait.
Un des pompiers lui adressa un regard franc : « Vous êtes celle qui a donné l’alerte ? » Elle acquiesça. Il hocha la tête avec sérieux, comme s’il voulait lui transmettre une reconnaissance muette. Puis il repartit dans le couloir. Quelques minutes plus tard, ils ressortirent avec Thomas sur une civière. Son visage était plus rosé, comme si le contact avec l’air extérieur avait réanimé quelque chose. Il portait un t-shirt blanc froissé, un pantalon de pyjama gris, et une chaussette manquait à son pied gauche. Lou le vit sans le voir. Ce n’était pas encore un homme, c’était une énigme. Une silhouette prise dans une lumière crue, entre deux respirations. Lorsqu’ils refermèrent la porte de l’appartement, le concierge resta un instant à regarder le vide. Puis, comme si tout cela lui paraissait soudain trop réel, il déclara qu’il allait remettre les clés dans la trousse. Lou le suivit sans répondre.
De retour dans son propre appartement, elle resta un long moment debout, le dos contre la porte, les yeux perdus dans le vide. Elle pensait à la partition. Ce mot inscrit au crayon. Lou. Est-ce qu’il s’agissait vraiment d’elle ? Ou était-ce un prénom générique, un raccourci affectif, une coïncidence ?
Elle n’avait pas faim. Elle ne savait pas quoi faire de ses mains. Alors elle les posa à plat sur la table, de chaque côté de son carnet, et attendit que la tension redescende. Mais elle ne redescendit pas. Pas vraiment. Elle était entrée, sans le vouloir, dans l’histoire de quelqu’un. Et cela changeait tout.
Ce n’est que le lendemain qu’elle vit le nom sur la sonnette : Thomas Aurélien. Un nom qui, à lui seul, ne lui disait rien, mais qui, désormais résonnait. Et sans qu’elle le sache encore, ce prénom allait doucement se glisser dans ses habitudes, dans ses pensées, dans le fil même de ses jours à venir.
Ce jour-là, elle ne quitta pas l’appartement. Elle passa une partie de la matinée assise sur le rebord de la fenêtre, observant la cour intérieure où le linge battait au vent, suspendu à des fils trop fins pour leur charge, comme les fragments d'une vie que personne ne revendiquait. Une femme au chignon flou fumait à sa fenêtre, un homme en marcel balançait un sac de croquettes sur le rebord de la fenêtre du rez-de-chaussée, probablement destiné à un chat errant qu’on ne voyait jamais mais que tout le monde semblait nourrir à tour de rôle.
Lou prit des notes dans son carnet, mais sans suite logique. Des impressions, des gestes, des fragments de visages qu’elle recomposait mentalement, comme elle l’aurait fait pour un reportage ou une série personnelle. Mais cette fois, elle n'avait pas de commande à honorer, aucun projet défini. Juste ce besoin silencieux de documenter ce qui l'entourait pour en comprendre le rythme, la texture, la lumière.
Vers midi, elle entendit le concierge discuter en bas avec un homme au ton sec, peut-être un membre de la famille de Thomas ou un ami inquiet. Elle n'entendit que des bribes : "…pas de nouvelles depuis samedi", "…déshydratation avancée", "…il vit seul, oui, toujours comme ça". Des mots disséminés comme des indices involontaires, assez pour entretenir en elle cette impression étrange d’avoir franchi une limite invisible, d’être passée de simple témoin à personnage secondaire dans un récit qu’elle n’avait pas sollicité. Plus tard, elle décida de sortir, pour marcher, pour respirer un peu d'air qui ne soit pas chargé de peinture écaillée et de bois humide. Elle traversa le square à deux rues de là, s’attarda devant les vitrines d’une brocante où des pendules d’un autre siècle semblaient figées dans une attente dérisoire. Puis elle acheta un petit bouquet de fleurs séchées, sans savoir pourquoi, et le déposa sur sa table basse comme un rappel volontaire de douceur, de lenteur, de beauté simple.
Le soir venu, elle hésita longuement avant de monter de nouveau au dernier étage. Elle n’avait rien à y faire, aucune raison valable, si ce n’est ce poids persistant de la curiosité mêlée à l’inquiétude, et cette musique en suspens dans sa tête : la partition portant son prénom - qu’elle n’avait jamais entendue, mais qu’elle imaginait déjà. Elle resta quelques secondes devant la porte close. Puis fit demi-tour. Ce n’était pas encore le moment. Il fallait attendre. Laisser le silence faire son travail. Laisser les choses venir à elle.
Le lendemain matin, le ciel était d’un gris cotonneux, suspendu au-dessus des toits comme une toile encore vierge. Lou, enroulée dans un gilet trop grand, buvait lentement son café tiède en observant les premières traces de vie s’éveiller dans la cour. Une fenêtre s’ouvrit au quatrième étage, laissant échapper un morceau de musique classique à peine audible, comme un murmure, presque un hommage discret au silence ambiant. Un homme en peignoir arrosait ses plantes avec une bouteille d’eau minérale vide, pendant qu’un enfant faisait rebondir une balle contre le mur mitoyen en chantonnant faux.
Assise au bord du lit, son carnet posé sur les genoux, Lou griffonna quelques phrases qu’elle ratura presque aussitôt. Elle n’arrivait pas à se concentrer. Ses pensées revenaient inlassablement vers le nom sur la partition, la pâleur du visage de Thomas, l’étrangeté de ce premier lien noué dans l’urgence, sans parole, sans préambule. Elle ressentait une forme de responsabilité floue, comme si le simple fait d’avoir été témoin de sa fragilité la plaçait désormais dans un rôle qu’elle n’avait ni choisi, ni refusé.
Le courrier était entassé dans la boîte du dessus, débordant légèrement, désordonné. Lou passa devant sans le toucher, mais son regard fut attiré par une enveloppe crème, différente des autres. Pas de timbre. Pas d’adresse. Juste un prénom calligraphié au stylo plume : Thomas. Elle resta figée quelques secondes, puis s’éloigna à pas lents, laissant cette étrangeté nourrir en elle une vague intuition sans forme précise.
L’après-midi, elle tenta de reprendre ses marques. Elle sortit son appareil photo, ajusta la lumière, régla les contrastes, fit le tour de l’appartement, déclenchant ici ou là, mais sans conviction. Elle n’arrivait pas à fixer son attention sur le cadre. Chaque image lui paraissait vide, incomplète, comme s’il manquait toujours un élément essentiel à la scène. Elle finit par ranger le boîtier, s’assit près de la fenêtre entrouverte et laissa son regard se perdre dans la géométrie des façades.
Vers dix-huit heures, un bruit attira son attention. Des pas, lourds mais ralentis, résonnaient dans l’escalier. Elle reconnut le concierge, suivi de deux femmes vêtues de noir, discrètes, l’une portant un sac en cuir rigide, l’autre tenant une chemise cartonnée. Elles montèrent sans mot, s’arrêtèrent au palier du dernier étage, puis disparurent derrière la porte. Un cliquetis de clés. Un silence tendu. Et enfin, le grincement familier de la serrure.
Lou comprit qu’il s’agissait de proches, peut-être des sœurs, peut-être des assistantes sociales. Elle n’entendit rien de la conversation qui suivit, mais en vit les traces : une chaise déplacée contre la fenêtre, un sac de linge descendu précipitamment, un carton mal refermé laissé dans le couloir. La porte se referma doucement. Les femmes repartirent. Le concierge aussi. Et à nouveau, l’étage redevint silencieux.
Plus tard, alors que la nuit tombait lentement, Lou monta, cette fois sans hésitation. Elle ne frappa pas. Elle s’assit simplement sur la dernière marche, dos contre le mur, les jambes étendues devant elle. Elle resta là, sans but précis, juste pour ressentir la présence d’un lieu, d’une absence, d’un nom encore inconnu mais désormais ancré dans son quotidien. Elle resta ainsi jusqu’à ce que le froid la pousse à redescendre.
Dans la cuisine, elle se servit un reste de soupe, alluma une petite lampe d’appoint, et ouvrit le carnet sur une page blanche. Elle écrivit simplement : Je crois que je suis entrée dans la vie de quelqu’un sans y avoir été invitée. Et maintenant, je ne sais plus comment en sortir. Pourquoi une telle obsession ?
Le lendemain, une clarté hésitante filtrait entre les rideaux. Allongée, Lou écoutait les bruits ténus de l’immeuble — une chasse d’eau, une radio à peine audible, le raclement d’une chaise — comme s’ils composaient une partition discrète dont elle ne connaissait pas encore la mélodie. Ces fragments sonores, qu’elle n’aurait même pas remarqués quelques jours auparavant, lui donnaient la sensation étrange d’appartenir, d’être à sa place au milieu de ce quotidien déjà vivant sans elle.
Elle enfila un jean usé, attrapa un gilet tombé sur le dossier d’une chaise et descendit acheter du pain, son appareil photo coincé sous le bras. Sur le trottoir, une effervescence tranquille animait les passants : une cliente s’emportait face au marchand de journaux, le fleuriste disposait des tulipes fraîches dans un seau, une camionnette occupait la voie avec indifférence. Lou observa, traversa, choisit une baguette légèrement cuite, acheta un café qu’elle oublia presque aussitôt de boire.
Avant de remonter, elle s’arrêta un instant devant la boîte aux lettres de Thomas. Toujours pleine. L’enveloppe crème était toujours là, inchangée, posée sur le tas de publicités. Elle résista à la tentation de la toucher, de la retourner, de l’ouvrir. Ce n’était pas son rôle. Pas encore. Pourtant, elle sentait confusément que ce genre de détail finirait par réclamer une réponse.
Le café refroidi entre ses doigts, elle tourna machinalement les pages d’un livre déjà lu, sans réussir à y plonger. Les mots glissaient sur elle comme une pluie tiède, sans forme ni attache. Elle changea de pièce, alluma puis éteignit la radio, fit quelques pas sans but dans le salon. Finalement, elle ouvrit un carton resté fermé depuis son arrivée, comme pour faire taire ce désordre intérieur qui, lentement, prenait racine.
Chaque objet déballé semblait appartenir à une autre vie. Des photos de famille qu’elle ne regardait plus depuis longtemps, des carnets de croquis remplis de lignes inachevées, des cartes postales jamais envoyées, des pellicules oubliées. Elle suspendit quelques tirages sur un fil tendu entre deux clous, épingla des Polaroïds autour du miroir, rangea enfin sa bibliothèque par couleurs, non par genres. Ce geste, futile en apparence, lui procura une étrange sensation d’ancrage.
Elle sortit prendre quelques photos, comme on chercherait à renouer avec un langage oublié. Les scènes capturées n’avaient rien de spectaculaire : une façade décrépie, une silhouette isolée dans le contre-jour, un pigeon figé sur la tête d’une statue. Et pourtant, à travers le viseur, quelque chose revenait — une attention, un élan, un regard. Elle fut surprise de sourire en revoyant, sur l’écran, le reflet de sa propre silhouette prise par erreur dans une vitrine. Elle ne l’avait pas vue venir, cette image-là.
Au retour, dans l’escalier, elle croisa enfin Camille. Le voisin – ou voisine – du troisième, à l’allure indéfinissable, cheveux en bataille, peignoir ouvert sur un jogging, tasses empilées dans les bras. Camille lui lança un regard mi-curieux mi-ironique, sans même ralentir le pas.
— C’est vous la nouvelle du deuxième ? lança-t-il, ou elle, dans un souffle rapide. J’espère que vous n’êtes pas allergique au mystère. Parce qu’ici, on nage en plein roman noir.
Lou ne répondit qu’avec un sourire poli. Elle sentit malgré elle que cette rencontre marquait peut-être le début de quelque chose. Un glissement. Une bascule vers un autre rythme. Vers une autre dynamique. Quelque chose s’ouvrait. Discrètement. Mais sûrement.
Ce n’est que bien plus tard, alors que la nuit s’était installée doucement sur les toits, qu’elle entendit un bruit sourd glisser sous sa porte. Un frottement rapide, presque imperceptible, puis le silence. Elle se leva, méfiante, s’approcha de l’entrée, et découvrit, glissé par quelqu’un dans la fente étroite, un feuillet plié en deux. Pas d’enveloppe. Juste une feuille blanche, à l’écriture fine et nerveuse :
« Il faut que je vous parle. J’ai entendu votre nom. Je crois que je vous connais. »
Aucune signature. Aucune autre indication. Seulement ces quelques mots, comme un souffle d’inconnu venu troubler l’équilibre encore fragile de sa nouvelle vie. Lou resta immobile un long moment, le papier serré entre les doigts, le cœur battant d’une façon qu’elle ne connaissait plus. Dans l’appartement au-dessus, tout était redevenu silencieux. Et pourtant, elle le sentait : quelque chose venait de commencer.
Elle reposa la feuille sur la table, sans la relire, puis alluma sa lampe comme si ce geste pouvait éloigner l’étrangeté du message, comme si un peu de lumière pouvait redonner au réel ses contours familiers. Pendant quelques minutes, elle tenta de se convaincre que ce n’était rien, juste un malentendu, une erreur d’adresse ou un voisin un peu trop théâtral. Mais au fond d’elle, une sensation plus dense prenait forme — une intuition, presque physique, qu’il allait falloir comprendre. Rapidement. Elle ouvrit la fenêtre en grand, laissa l’air entrer malgré le froid, et suivit des yeux les lignes de la façade en face, s'attardant sur les balcons, les volets entrouverts, les rideaux qui bougeaient à peine. Puis, sans même y penser, elle attrapa son appareil photo, régla la mise au point sur les fenêtres de l’immeuble, et déclencha. Une fois. Deux fois. Trois.
Ce n’était pas un réflexe artistique. C’était un besoin de documenter, de capter, d’archiver. Juste au cas où. Elle laissa l’appareil photo sur la table, s’éloigna du cadre et tenta de se remettre à lire, à écrire, à penser à autre chose. Mais tout était devenu trop silencieux, comme si les murs eux-mêmes guettaient une suite. À plusieurs reprises, elle passa devant la feuille, l’effleura sans la prendre. Ce simple feuillet la dérangeait plus que le froid, plus que l’étrangeté du quartier ou les bruits inconnus de l’immeuble.
Dans la soirée, une porte claqua quelque part. Des pas, rapides cette fois, filèrent dans l’escalier. Elle resta là, à écouter sans chercher à comprendre. Ce n’était ni peur ni curiosité : plutôt une tension nouvelle, celle d’un monde qui se met en mouvement alors qu’elle croyait être encore dans un sas. Elle sortit, ferma doucement sa porte, descendit un étage sans trop réfléchir. Au deuxième palier, Camille, accoudé à la rambarde, fumait une cigarette électronique qui diffusait un parfum de vanille écœurant. Il ne parut pas surpris de la voir apparaître.
— Vous avez vu ce qu’on dit sur la fille du dernier ? demanda-t-il, sans préambule.
Lou haussa légèrement les sourcils.
— Non.
Camille fit tourner son anneau de vapeur entre les doigts.
— Plus personne ne l’a vue depuis dix jours. Pas de bruit. Boîte aux lettres pleine. Rideaux fermés. Même son chat miaule moins qu’avant.
Lou songea à l’enveloppe crème, à la sensation d’absence ressentie dès son arrivée. Elle ne dit rien. Camille poursuivit.
— C’est bizarre, non ? D’habitude, on entend sa voix. Toujours au téléphone, toujours à hurler sur des gens qui l’aimaient trop ou pas assez.
Il sourit, un peu triste. Lou n’ajouta rien. Une voix s’éleva depuis la cour : un appel bref, étouffé par la hauteur des murs. Camille écrasa son mégot contre la rambarde, se redressa.
— Bref. Si jamais vous entendez quoi que ce soit, gardez-le pour vous. Les murs ont des oreilles, ici. Et certaines sont mal intentionnées.
Il disparut dans son appartement sans se retourner. Lou remonta lentement, le cœur traversé par une sensation qu’elle ne voulait pas nommer. Plus tard, assise sur le tapis, dos contre le mur, elle sortit la photo prise plus tôt. Une fenêtre y apparaissait en reflet : la sienne. Et, juste au-dessus, une silhouette floue, à peine visible. Pas elle. Quelqu’un d’autre. Une présence dans l’ombre. Invisible à l’œil nu, mais fixée par la lumière.
Elle agrandit l’image. Zooma lentement. Et là, dans l’interstice entre deux volets, une main semblait suspendue, comme arrêtée au milieu d’un geste. Un détail si infime qu’elle hésita à y croire. Mais le doute s’était installé. Définitivement. Elle ferma l’ordinateur, rangea l’appareil, puis se leva pour tirer les rideaux. Ce soir-là, elle dormit mal, sans rêves, sans repos, le corps alourdi par un pressentiment qu’elle ne savait pas encore formuler. Et tandis que la ville s’endormait autour d’elle, quelque chose, ailleurs dans l’immeuble, restait éveillé. Quelque chose qui, bientôt, exigerait d’être vu. Ou entendu.
La lumière passait à travers les volets mal ajustés. Pas suffisamment pour illuminer la pièce, juste assez pour signaler que le jour avait repris sa place. Lou s’était levée sans vraiment en avoir l’intention. Elle n’avait pas dormi profondément, mais le sommeil l’avait tenue à distance du monde pendant quelques heures, ce qui suffisait.
Elle enfila un pull posé sur le dossier de la chaise, traîna un carnet sur la table, écrivit quelques mots sans conviction. L’air avait une odeur de linge sec, de bois ancien, avec ce fond de poussière que le silence laisse s’installer quand personne ne parle. Tout autour, l’appartement semblait attendre. Non pas une action spectaculaire, juste un mouvement. Une décision.
Elle jeta un œil à l’extérieur. Les fenêtres d’en face restaient closes. Rien ne bougeait, à part un sac plastique accroché à une rambarde, agité par une bourrasque brève. Plus bas, la cour était vide. Aucune voix, aucun signe d’activité. Pas d’alarme. Pas de voisin pressé. Rien qui aurait pu détourner son attention de ce qu’elle portait déjà en tête.
La veille, elle avait photographié un détail. Ce n’était pas un cadrage précis ni une scène pensée. Juste un réflexe. Et depuis, cette image l’occupait. Non pas pour ce qu’on y voyait, mais pour ce qu’on croyait y apercevoir. Cette main. Ce geste. Ce doute.
Elle n’alluma pas l’appareil. Elle savait ce qu’elle y retrouverait.
Plus tard, des pas passèrent dans le couloir. Un grincement dans les marches. Un échange de voix indistinctes. Puis, un coup discret contre la porte. Camille, adossé à l’encadrement, tenait un gobelet en carton d’une main et un trousseau de clés de l’autre. Ses cheveux formaient des mèches désordonnées et ses yeux portaient les restes d’une nuit écourtée.
— Je suis passé en bas. L’ambiance est étrange aujourd’hui, dit-il sans attendre d’invitation.
Lou resta près de la porte. Elle n’avait pas envie de recevoir, mais Camille n’était pas vraiment du genre à attendre un feu vert.
— La voisine du sixième… toujours rien, ajouta-t-il. Personne ne répond. Pas de lumière. Et le chat... disparu.
Elle ne répondit pas. Il y avait trop peu de faits, trop d’interprétations possibles. Elle voulait des preuves, pas des impressions.
— Vous avez vu quelque chose ? demanda Camille, plus bas.
Lou marqua un silence. Puis, sans vraiment y réfléchir, elle haussa légèrement la tête.
— Une silhouette. Hier. À sa fenêtre.
Camille pinça les lèvres. Il hocha la tête, simplement. Il observa l’intérieur quelques secondes, ses yeux s’arrêtant sur l’étui posé sur la table.
— Si vous remarquez autre chose, gardez-le pour vous. Juste un conseil.
Il recula d’un pas, tourna les talons et disparut dans l’escalier sans refermer la porte derrière lui, comme si cette scène théâtrale était préparée.
Lou resta un moment près de la porte, immobile. Non pas par hésitation, mais parce qu’elle ne savait pas ce qu’elle devait faire ensuite. Rien ne pressait. Et pourtant, quelque chose dans l’air la poussait à ne pas se disperser.
Elle retourna s’asseoir, le carnet devant elle, toujours vierge malgré les gribouillis effacés à demi. L’image de la main entre les volets s’imposa de nouveau. Pas celle qu’elle avait vue à l’écran — celle qu’elle avait ressentie. Une présence mal cadrée, sans contexte, mais impossible à ignorer. Et depuis ce moment-là, tout semblait avoir basculé, légèrement, comme si l’équilibre général du lieu avait changé de point d’appui.
Elle ouvrit l’appareil. L’image était toujours là, identique, sans mouvement, sans explication. Aucun visage. Juste cette forme ambiguë, cette main posée dans un geste inachevé. Peut-être un reflet. Peut-être autre chose.
Elle pensa à interroger quelqu’un. Le concierge, peut-être. Mais elle n’était pas à l’aise avec ce rôle. Poser des questions supposait déjà une implication qu’elle n’était pas certaine d’assumer. Elle n’habitait ici que depuis quelques jours. Ce n’était pas à elle de comprendre ce qui échappait aux autres.
En fin de matinée, elle sortit, plus par nécessité que par envie. Les couloirs étaient vides. Aucun bruit de vaisselle, de télévision ou de talons contre le parquet. L’immeuble avait cette manière étrange de disparaître à certaines heures, comme si ses habitants pratiquaient une forme de retrait collectif. Une discrétion organisée, presque trop parfaite.
Dans la rue, elle croisa quelques visages, sans conversation. Elle acheta ce dont elle avait besoin dans une petite épicerie, rendit la monnaie sans mot, et remonta par les escaliers, refusant l’ascenseur par automatisme plus que par conviction.
Au cinquième, la porte entrebâillée qu’elle avait remarqué la veille était désormais close. Plus de musique. Juste un silence neutre, sans tension apparente. Elle ralentit, posa brièvement la main sur la rampe, puis poursuivit.
Une fois chez elle, elle posa les sacs, rangea les produits sans réfléchir, puis s’assit devant la table. Son regard dériva vers l’étui. Elle le referma d’un geste rapide. Elle n’avait pas envie de revoir l’image. Pas tout de suite.
Son téléphone vibra. Un message de son ancien colocataire, resté à Lyon, qui demandait si tout allait bien. Elle répondit vaguement, sans entrer dans les détails. Ce genre de chose se raconte difficilement par message. Ou alors, ça se raconte trop bien, et ça devient une fiction.
Elle passa l’après-midi à essayer de travailler, à trier des dossiers, à organiser des prises de vues futures. Mais son esprit n’y était pas. Elle s’interrompait toutes les quinze minutes pour revenir à l’image. Ou plutôt à ce qu’elle supposait derrière.
Vers dix-sept heures, elle entendit des pas dans l’escalier. Un échange de voix, cette fois-ci plus distinct. Une femme. Un homme. Puis un son métallique, comme une clé tombée. Elle tendit l’oreille sans se lever.
La voix féminine montait d’un ton, mais pas au point de paraître fâchée. Une conversation vive, rapide, coupée net. Puis plus rien.
Elle ouvrit sa porte. L’espace du palier était vide. Les escaliers aussi. Pourtant, une impression restait. Quelqu’un venait de passer. Peut-être même s’était-on arrêté devant sa porte.
Elle la referma. Pas par peur. Par précaution. Ou par habitude, déjà.
Elle retourna s’asseoir. La journée touchait à sa fin. Mais ce qu’elle avait perçu, vu ou deviné depuis le matin, semblait l’avoir placée dans une autre forme de temporalité, comme si les heures s’étaient allongées sans qu’elle ne s’en aperçoive.
Elle n’avait toujours pas revu Thomas.
Le téléphone vibra une seconde fois, plus longtemps cette fois. Aucun message affiché, juste un appel manqué. Numéro inconnu.
Elle resta un instant l’appareil en main. Il était presque vingt-deux heures. Trop tard pour une livraison, trop tôt pour une erreur. Elle posa l’appareil sur la table de chevet, rabattit le drap sur ses jambes, mais son corps ne trouva plus sa place dans la chambre.
Quelques minutes plus tard, trois coups discrets frappèrent à sa porte, « encore » pensa-t-elle.
Elle hésita à répondre. L’immeuble dormait, ou faisait semblant. Rien ne justifiait une visite. Pas à cette heure. Elle attendit. Un quatrième coup, plus sec. Sa curiosité est piquée, elle
Sur le palier se tenait une jeune femme, un sac en toile sous le bras, les cheveux attachés haut, des cernes visibles mais maîtrisés. Pas une voisine qu’elle avait croisée auparavant. Ni dans les escaliers. Ni dans la cour.
— Je suis au troisième, dit-elle sans se présenter. Et je crois qu’on a un problème.
Lou resta en retrait, la porte entrouverte, le regard interrogateur.
— Vous avez remarqué quelque chose au sixième ? reprit-elle. Parce que moi, oui. Et je ne suis pas certaine de vouloir être la seule à poser des questions.
Lou ouvrit un peu plus, pour signifier à l’hôte d’entrer.
Elle déposa son sac près de la table, s’installa sur la chaise la plus proche, comme si elle connaissait déjà les lieux.
— Je m’appelle Axelle, dit-elle. Je vis ici depuis six ans, du même côté que la disparue. Si on peut l’appeler comme ça.
Lou n’avait pas prévu de parler à qui que ce soit ce soir. Encore moins de partager ses doutes. Mais la présence d’Axelle imposait autre chose. Une urgence, une lucidité sans affect.
— Vous êtes nouvelle, ajouta-t-elle. Vous n’avez pas encore compris. Ici, les gens voient tout. Mais ils ne disent rien. C’est comme un sport. Regarder sans intervenir. Croiser sans retenir. Savoir, mais laisser filer.
Elle ouvrit son sac, en sortit une enveloppe.
— Je suis montée voir si elle était là, plusieurs fois. J’ai son double de clef, pour les plantes quand elle partait. Elle me l’avait confié. Rien d’ouvert. Rien de déplacé. Juste ça, dit-elle en posant l’enveloppe sur la table. Elle était sur la table de sa cuisine. Avec mon prénom.
L’enveloppe était vierge, scellée, pas froissée.
— Vous l’avez ouverte ?
— Non. Pas encore. Je ne sais pas si je dois. Mais je ne voulais pas être seule si je le faisais.
Le silence qui suivit fut plus épais que tout ce qui avait précédé. Lou s’assit à son tour. Le poids de la présence d’Axelle était réel, solide, comme si la pièce s’était densifiée.
— Vous pensez qu’il lui est arrivé quelque chose ? demanda Lou.
Axelle haussa une épaule.
— J’en suis convaincue. Mais le pire, ce n’est pas ça. Le pire, c’est que je crois qu’elle savait. Et qu’elle attendait.
Lou préféra garder ses mots. Elle observait l’enveloppe, posée là, à quelques centimètres d’elle, comme une pièce trop nette dans une énigme qui venait à peine de débuter. Axelle, elle, ne la quittait pas des yeux. Il y avait dans son regard quelque chose de difficilement explicable — une sorte de vigilance intérieure, comme si elle guettait une réaction précise.
— Elle attendait quoi ? questionna Lou enfin, d’une voix basse, presque sans timbre.
Axelle pinça les lèvres, puis les relâcha.
— Un événement. Une confirmation. Ou peut-être juste le moment exact où tout allait basculer.
Elle poursuivit
— Vous l’avez entendue, vous ? avant qu’elle disparaisse ? enquêta la photographe.
Lou fit une négation de la tête.
— Non. Je suis arrivée il y a peu. Je ne la connaissais pas.
Axelle hocha la tête, un peu trop vite, comme si cette réponse validait une intuition.
— Pourtant, elle m’a parlé de vous.
Lou releva la tête, surprise sans le montrer.
— Pardon ?
— Pas de nom. Mais elle savait qu’une nouvelle arrivait. Une femme. Elle disait : "celle qui voit les choses en biais". Je croyais que c’était une expression. Un délire à elle. Mais quand je vous ai croisée dans l’escalier, j’ai compris.
Lou resta muette.
— Vous prenez des photos, non ? poursuivit Axelle.
Elle ne répondit pas. Il n’était pas nécessaire de le confirmer.
— Elle était persuadée qu’un regard extérieur finirait par révéler ce que nous, ici, on avait décidé de ne plus voir.
Lou sentit un léger frisson courir le long de son dos — non, pas un frisson, une crispation. Un mélange d’alerte et d’incompréhension. Elle se redressa un peu.
— Et vous, vous voyez quoi, Axelle ?
La jeune femme sourit, un sourire trop franc pour être spontané.
— Quelque chose de bancal, répondit-elle. Mais encore stable. Pour le moment.
Lou ne quitta pas l’enveloppe des yeux. Elle aurait pu l’ouvrir. Elle en avait même l’élan. Mais quelque chose la retenait. Pas par peur. Par pudeur, peut-être. Ou par méfiance. Il y avait toujours ce moment, juste avant, où l’on se demande si on est vraiment prêt à savoir. Axelle ne bougeait pas. Elle observait la pièce furtivement, sans insistance. Le genre de personne qui repère tout mais ne commente rien. Elle s’humecta les lèvres, hésita à dire quelque chose, puis se ravisa.
— Je ne voulais pas venir, dit-elle finalement. J’ai tourné dans l’escalier au moins trois fois. J’ai même failli balancer l’enveloppe à la poubelle. Mais ça ne collait pas. Ça restait. Dans la tête, je veux dire.
Lou lui adressa son regard lentement, sans un mot. Elle comprenait. C’était ce genre d’inconfort qui ne s’explique pas. Celui qui s’accroche sans logique.
— T’as raison de pas l’ouvrir tout de suite, ajouta Axelle, plus bas. Faut pas se précipiter. Pas quand c’est elle qui a laissé un truc derrière. Elle savait y faire avec les mots.
Elle passa une main dans ses cheveux, noua l’élastique plus haut, comme pour se donner une contenance.
— Bon. J’vais pas m’imposer plus longtemps. Je voulais juste... poser ça quelque part. Chez moi, ça prenait trop de place.
Elle s’approcha de la porte, l’ouvrit doucement.
— Si tu veux en reparler, tu sais où c’est. Troisième à gauche, au fond.
Elle sortit sans autre phrase, sans insister. La porte se referma sans claquer.
Lou ne sut quoi faire, les mains dans les poches de son sweat, le bout de papier dans ses pensées. L’enveloppe n’avait pas bougé. Évidemment. Mais elle semblait différente. Pas plus menaçante. Juste... plus présente. Pourquoi Axelle déchargeait-elle sa peur sur elle ?
Elle s’approcha, tira légèrement la chaise, s’assit. Un geste hésitant effleura le bord du papier. Elle resta là un moment, les coudes posés sur ses genoux, la tête baissée, le regard flottant entre le bois de la table et la feuille encore intacte. Ce n’était pas tant la peur de ce qu’elle allait lire, mais l’impossibilité de revenir en arrière une fois qu’elle l’aurait fait. Il y a des mots qu’on ne peut pas désentendre. Elle le savait.
La pièce, autour d’elle, ne faisait rien pour l’aider. Rien ne bougeait. Tout attendait. Même les ombres, bien rangées dans les coins. Elle finit par se lever, non pas pour fuir, mais parce qu’elle avait besoin d’un mouvement. Elle passa dans la cuisine, ouvrit le robinet, laissa couler un filet d’eau qu’elle ne but pas. Puis elle s’essuya les mains, alors qu’elles étaient sèches. Son dos effleura la porte du frigo, sa hanche heurta légèrement la table. Des gestes sans but, juste pour remplir l’espace. Quand elle revint vers le salon, la lettre n’avait pas changé. Mais elle, un peu.
Elle tira la chaise à nouveau, s’assit plus franchement, comme si elle venait de prendre une décision qu’elle ne nommait pas encore. Elle ouvrit l’enveloppe avec soin. Pas lentement. Juste normalement. Une seule feuille, pliée en deux. Du papier à lettre épais, pas luxueux, mais choisi. Pas un brouillon. Pas un mot griffonné à la hâte. Elle la déplia.
Il n’y avait pas de "Bonjour", pas de signature. Juste un texte, aligné au centre. Des phrases courtes. Pas un récit. Pas un appel à l’aide. Quelque chose d’autre. Comme un code sans clé.
Elle lut sans froncer les sourcils, sans murmurer. Les mots entraient sans résistance, mais leur sens restait flou. Ce n’était pas une énigme. C’était un avertissement.
Elle posa la feuille à plat, la relut encore. Elle n’attendait pas de réponse immédiate. Mais elle sentait déjà que cette page allait l'accompagner un moment.
« Tu ne pourras pas dire que tu ne savais pas.
Je t’ai tout montré. Même ce que je n’ai jamais dit.
Ne retourne pas au grenier. C’est trop tard.
Mais si tu entends la musique, reste.
Et souviens-toi que c’est là que ça a commencé. »
Chaque phrase semblait tenir debout seule, comme un fragment sorti de son contexte. Il y avait quelque chose d’agressif dans la première, quelque chose de trop personnel dans la deuxième, quelque chose de clos dans la troisième. Les deux dernières, elles, ouvraient une porte — ou plusieurs.
Elle n’avait jamais entendu parler d’un grenier. L’immeuble, tel qu’elle le connaissait, s’arrêtait au sixième. Aucun accès visible. Aucune indication. Et la musique ? Rien ne lui revenait. Pas de mélodie particulière, pas de bruit venu d’en haut. Mais peut-être n’avait-elle pas bien écouté. Pas encore.
Ce qui la dérangeait le plus, ce n’était pas ce qu’elle ne comprenait pas. C’était le ton. Il y avait dans cette lettre une manière d’écrire qui ne ressemblait pas à quelqu’un en danger. Ni à quelqu’un qui cherche de l’aide. Plutôt à quelqu’un qui s’éloigne. Délibérément. En laissant derrière soi quelques cailloux, sans indication de direction.
Elle posa la feuille à côté de l’enveloppe. Elle aurait pu la ranger, mais elle voulait encore la voir. Elle n’avait rien décidé. Rien interprété. Mais elle sentait que cette page allait fonctionner comme une brèche : petite, discrète, mais suffisante pour que quelque chose passe.
Elle savait que si elle posait trop de questions maintenant, elle risquait de rendre les choses confuses. Il valait mieux rester dans ce flou précis. Observer. Recueillir.
Mais il y avait une certitude qui, peu à peu, prenait sa place : elle ne pouvait pas ignorer ce qu’elle venait de lire. Même si elle le voulait. Même si elle essayait.
La lettre avait déposé quelque chose en elle. Et ce quelque chose allait revenir. Dans les jours à venir, dans les gestes, dans les silences. Elle ne savait pas encore ce qu’elle allait faire. Mais elle savait qu’elle allait agir. Pas ce soir. Peut-être pas demain. Mais elle ne resterait pas dans le rôle de celle à qui on laisse des messages. Elle chercherait. Elle se le dit sans effet. Sans promesse. Juste une pensée claire, alignée. Quelqu’un attendait qu’elle réagisse. Et elle n’allait pas faire semblant de ne pas avoir entendu.
Chapitre 2
Chapitre 3 - Thomas
Le pansement tirait un peu. Rien de grave. Juste assez pour qu’il se rappelle qu’il n’était pas encore bon pour courir un marathon. Il avait glissé. C’était bête. Deux marches manquées, un angle mal calculé, et une cheville en vrac. Rien d’impressionnant, mais suffisant pour qu’on le garde trois nuits, « par sécurité ». Il avait détesté ça. Les lumières blafardes, les bruits de chariots à toute heure, les gens qui parlent trop fort quand on n’a rien demandé.
Depuis, il boitait légèrement. Pas au point que ce soit visible. Juste assez pour le sentir à chaque changement d’appui. Il avait repris ses habitudes comme on remet un pull trop vite rangé. Tout était encore là, à la bonne place. Mais lui, un peu de travers.
Ce soir-là, il n’avait pas grand-chose à faire. Pas de séance, pas de deadline. Il avait annulé le projet sur lequel il bossait, prétexté un contretemps personnel. Ce n’était pas complètement faux. Il s’était fait un thé qu’il n’avait pas fini. Trop sucré. Il avait allumé la radio, puis éteint aussitôt. Trop bavarde. Alors il s’était assis dans le fauteuil près de la fenêtre. Juste pour regarder un peu en bas. Rien d’original. Une cour intérieure, des volets fermés, une ado qui rentrait chez discrètement chez elle après avoir fait le mur. Et Lou.
Il ne connaissait pas encore son prénom. Il l’avait entendu, à moitié, dans un échange bref avec Camille. Il l’appelait Lou, dans sa tête. C’était idiot. Mais ça lui allait. Il l’avait vue entrer l’autre jour, en fin d’après-midi. Elle portait un sac trop grand pour elle. Elle s’était arrêtée devant les boîtes aux lettres, un peu perdue. Il avait voulu sortir pour lui dire que certaines d’entre elles n’étaient plus attribuées. Il ne l’avait pas fait. Il n’aimait pas parler pour rien. Encore moins aux gens qu’il aurait voulu revoir. Il l’avait croisée deux fois dans l’escalier. Elle levait les yeux rapidement, poliment. Pas de sourire exagéré. Pas d’effort inutile. Elle le saluait comme on salue un voisin qu’on ne veut pas déranger. Mais il avait senti un truc. Pas dans son regard. Dans la manière dont elle prenait la mesure du silence autour d’elle.
Comme s’il comptait. Il aimait bien ça.
Une sonnerie retentit. Il n’y prêta pas attention. Puis une deuxième. Même numéro. Il fronça légèrement les sourcils et décrocha.
— Ouais.
Une voix masculine, tranquille, un peu surprise.
— T’es vivant, toi ?
— Apparemment.
Petit silence. Pas froid, mais pas tout à fait à l’aise non plus.
— Je suis passé chez toi, dit la voix. Y avait toujours rien sur le répondeur. Je pensais que t’étais encore à l’hôpital.
— Non. J’ai signé ma sortie y a une semaine.
— T’aurais pu prévenir.
Thomas se leva, traversa la pièce. Il avait laissé la fenêtre entrouverte. L’air était un peu plus frais maintenant.
— J’avais rien à dire, répondit-il simplement.
Au bout du fil, l’autre ne protesta pas. Il connaissait le terrain.
— T’as pas repris ? demanda-t-il.
Thomas sourit, sans amusement.
— Pas vraiment. Je laisse tourner.
— T’as des projets en cours ?
— Un truc perso. Rien de vendable. Rien de propre.
Un silence encore. Puis la voix ajouta, moins assurée :
— T’as écouté le message de Camille, au fait ?
Il n’y eut pas de réponse immédiate. Thomas reposa sa main sur la table, laissa glisser ses doigts sur un coin de papier. Il savait ce qu’il allait répondre.
— Non.
Et rien de plus.
L’autre comprit. Il n’insista pas.
— OK. Si jamais… tu veux qu’on reprenne doucement, dis-le. On peut caler un rendez-vous. Juste pour tester.
— Pas maintenant.
— D’accord.
La voix s’adoucit un peu, sans le vouloir :
— Je suis content de t’entendre, quand même.
— Moi aussi.
Puis ça coupa.
Thomas posa l’appareil sur l’enceinte. Appuya sur un bouton. La musique démarra. Une boucle simple. Quelques accords au piano. Pas grand-chose. Mais c’était à lui. Il l’écouta, juste ça. Pas pour travailler. Pas pour juger. Juste pour être là, ce soir, dans cet espace qui recommençait doucement à lui appartenir.
Il aimait ce moment-là, quand la musique n’était plus à fabriquer ni à corriger, juste à laisser exister. Il ne savait plus s’il l’avait composée pour lui ou pour quelqu’un d’autre. Ça arrivait, parfois. La pièce était plongée dans une lumière artificielle douce, celle qui restait après que la journée ait vraiment pris fin. Il n’avait pas allumé les plafonniers. Une lampe sur pied suffisait. Cela dessinait des formes simples autour de lui.
Il pensait à Lou. Pas comme on pense à quelqu’un qu’on aime. Pas encore.
Plutôt comme à une question qu’on n’a pas posée. Elle ne semblait pas chercher le contact. Et ça lui allait. Il n’était pas certain de vouloir qu’on vienne vers lui. Il aimait la distance. Mais il aimait aussi les gens qui savaient la garder, sans pour autant disparaître. Elle habitait juste en dessous. C’était peu. Mais ce peu suffisait à créer un point fixe dans ses journées, même celles où il ne la croisait pas. Il savait qu’elle existait. Qu’elle respirait à cet étage, à quelques mètres. Il n’avait pas besoin de plus, pour l’instant. Il baissa un peu le volume. Le morceau n’avait pas vraiment de fin. Il se laissait glisser vers le silence.
Il pensa à cette phrase qu’il avait notée quelque part, il y a longtemps :
« On ne guérit pas. On change de paysage. »
Il ne savait plus où il l’avait lue. Mais elle revenait, ce soir. Il avait changé de rythme, pas de décor. Et pourtant, quelque chose était en train de se déplacer.
Il avait éteint l’enceinte. La pièce était redevenue silencieuse.
Pas vide. Juste tranquille. Il prit une gorgée d’eau, posa son verre. Le bruit du contact sur la table lui rappela quelque chose, sans qu’il sache quoi exactement. Une phrase. Un regard.
Ou peut-être juste un moment trop court pour rester vraiment en mémoire, mais assez vif pour ressurgir sans prévenir. Camille.
Il ne l’avait pas revu depuis l’accident. Pas eu envie. Le dernier message remontait à plusieurs jours. Une phrase courte, sans formule : "Tu veux que je passe pour parler, ou pas encore ?" Il n’avait pas répondu. Ce n’était pas un refus. Pas une colère. Juste une distance qu’il ne savait plus comment franchir. Ils s’étaient vus souvent, à une époque. Presque tous les jours. Pour travailler. Pour boire un café. Pour ne rien dire du tout. Mais ces derniers temps, il y avait eu une sorte de décalage. Camille voulait que tout reparte comme avant.
Lui, non. Il avait chuté. Littéralement. Mais ce n’était pas ça, le point de rupture. C’était avant. Quelque chose de plus diffus. Un besoin de silence, peut-être. Ou juste de prendre la place qu’il n’avait jamais osé occuper. Il n’effaçait pas Camille. Il ne fuyait pas. Mais il n’avait plus envie d’être dans ce lien-là, comme avant. Il n’avait pas encore trouvé comment le dire. Alors il ne disait rien.
Il s’était réveillé sans raison, sans rêve, sans bruit distinct. Juste une sensation trop pleine dans la poitrine, une énergie floue qui ne savait pas où aller. Il avait tenté de se rendormir. La lumière du réveil affichait un peu plus de quatre heures. Trop tôt pour se lever. Trop tard pour vraiment dormir.
Il s’était levé. Lentement, sans allumer. Il connaissait l’appartement par cœur. Chaque meuble, chaque seuil. Même les irrégularités du parquet n’étaient plus des surprises. Sans réfléchir, il avait attrapé un sweat qui traînait sur le dossier de la chaise, des baskets sans lacets, et avait ouvert la porte de son appartement. Il n’avait croisé personne. Les étages étaient plongés dans une pénombre rassurante. Le genre de nuit qui ne vous regarde pas, qui vous laisse passer.
Il n’alla pas bien loin. Juste jusqu’à la rambarde du sixième. Là où les marches montent encore un peu, puis s’arrêtent. Il n’avait jamais su pourquoi il y avait ces trois marches supplémentaires. Peut-être une ancienne trappe, une porte condamnée, un accès oublié. Il s’y appuya, bras croisés.
L’immeuble était taiseux, ou presque. Seule la ventilation légère du palier remplissait l’air d’un souffle continu. Il ne pensait pas à grand-chose. C’était ça, justement, qu’il cherchait.
Puis il l’entendit. Un son très léger, presque effacé. Pas un mot. Pas un pas. Juste un mouvement sourd, étouffé par un plafond. En dessous. Un meuble qu’on déplace ? Une chaise qu’on remet en place ? Peut-être rien. Peut-être juste une présence, un signe infime que la vie ne s’était pas entièrement retirée de l’immeuble.
Il ne tenta pas de comprendre. Il resta là, appuyé à la rambarde, à laisser passer ce moment sans chercher à l’attraper. Il pensa qu’elle ne dormait pas, elle non plus. Lou. Il ne savait pas ce qu’elle faisait. Peut-être rien de spécial. Peut-être qu’elle cherchait elle aussi un endroit où respirer, autrement. Il resta encore quelques minutes. Puis, sans raison précise, il retourna chez lui. Il referma la porte sans un claquement. Et il sut que cette nuit-là ne serait pas oubliée, même si elle ne laissait aucune trace visible.
Le fauteuil grinça à peine quand il s’y réinstalla. Il n’avait pas allumé la grande lampe. Juste celle du bureau. L’écran de son ordinateur sortit de veille dans un halo bleu pâle. Un projet était encore ouvert. Une session vieille de plusieurs semaines. Peut-être plus. Il n’y toucha pas tout de suite. Il regardait les pistes silencieuses, les repères de temps, les noms de fichiers.
Il relut les titres des pistes, les codes qu’il utilisait toujours de manière instinctive, un mélange de dates tronquées, de mots inventés, parfois même d’expressions qu’il était seul à comprendre, et qui aujourd’hui ne lui disaient plus rien. Le morceau démarra sans qu’il ait besoin de réfléchir : une basse discrète, un motif régulier, des nappes synthétiques qui se répondaient sans urgence, mais sans émotion non plus. Il écouta sans juger, comme on regarderait une pièce qu’on a aimée mais qui ne nous ressemble plus tout à fait.
Il savait déjà qu’il n’allait pas reprendre ce morceau-là. Il n’en voulait pas de mal, mais il n’y retrouvait plus rien de ce qu’il avait besoin de dire maintenant, rien de ce qu’il ressentait depuis quelques jours, depuis cette chute, depuis cette reprise d’une vie qui n’avait pas changé en surface mais qui, à l’intérieur, avait basculé légèrement sur un autre axe. Il coupa le son sans hésitation, effaça une piste, puis une autre, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une trace vide, un espace prêt à accueillir autre chose. Ce n’était pas un geste symbolique, encore moins une décision consciente de recommencer : c’était juste ce qu’il y avait à faire. Il glissa une nouvelle ligne de piano, deux notes à peine, posées là comme on dépose une question sans attendre de réponse immédiate. Et puis il enregistra.
Quand la fenêtre de sauvegarde apparut, il tapa un mot. Un seul.
Lou.Il ne relut pas. Il ne corrigea pas. Il ne se demanda même pas si c’était approprié, ou trop tôt, ou trop évident. Il l’écrivit comme on nomme un fragment de quelque chose qu’on ne comprend pas encore mais qu’on sait important. Puis il se leva, éteignit la lampe, et laissa l’ordinateur allumé, comme si la musique pouvait continuer à vivre sans lui pour quelques heures. Il songea brièvement à appeler quelqu’un, pas pour parler, mais pour entendre une autre voix, même fatiguée, même lointaine. Mais il savait qu’il ne le ferait pas. Il n’avait jamais été doué pour ce genre d’élan, encore moins à ces heures-là. Et puis personne n’aurait compris ce qu’il avait envie de dire, parce qu’il n’avait pas vraiment envie de dire quoi que ce soit. Ce n’était pas un besoin de contact. C’était juste un instant où une présence aurait été suffisante. Il s’assit finalement au bord du lit, sans se déshabiller, le sweat toujours sur le dos, les baskets posées l’une contre l’autre sur le tapis. Il ne regarda pas l’heure. Il n’en avait plus besoin. Il savait qu’il dormirait un peu, ou pas du tout, mais que le lendemain finirait quand même par arriver.
Chapitre 4 - Lou
Elle s'était réveillée tôt, sans avoir vraiment dormi. Pas de cauchemar, pas de sursaut. Juste une lucidité étrange, comme si son corps avait attendu l’aube pour lui souffler qu’il était temps de recommencer. Elle resta allongée un moment, les yeux ouverts sur le plafond qui prenait une couleur laiteuse. Elle ne pensait pas à la lettre. Pas tout de suite. Elle pensait à l’immeuble, à ses voix muettes, à cette atmosphère étrange dans laquelle elle avait posé ses valises il y a peu, sans savoir encore si elle allait vraiment y rester.
Elle se leva sans bruit, mit de l’eau à chauffer, se perdit quelques instants dans des gestes mécaniques, sans avoir faim, sans vouloir remplir sa tasse. Elle tourna simplement autour de la cuisine comme si son corps cherchait à s’ajuster à la journée. Et puis, quand l’eau frémissait à peine, elle se rappela la feuille. Pas avec anxiété, pas avec urgence. Comme on pense à une conversation qu’on n’a pas terminée. Elle la retrouva là où elle l’avait laissée, sur la table, posée bien à plat, exactement au même endroit, exactement dans le même état. Rien n’avait bougé. Elle relut les phrases. Une à une. Elle n’en retira rien de plus que la veille. Aucune révélation. Aucun déclic. Mais leur présence, à cette heure matinale, avait un autre poids. Les mots semblaient moins étrangers. Moins froids. Ils n’étaient pas plus clairs, mais ils semblaient attendre quelque chose d’elle. Pas une réaction spectaculaire. Juste une attention, une forme d’engagement intérieur.
Depuis cette lettre, depuis cette visite inattendue d’Axelle, elle avait l’impression que quelque chose s’était déplacé autour d’elle, avec subtilité, sans preuve. Elle se leva pour changer de pièce pour continuer à réfléchir autrement, avec les mains. Elle arrangea un coussin. Elle releva un cadre qui penchait. Elle redressa un livre mal empilé. De petits gestes. Aucun n’était urgent. Tous étaient nécessaires. Dans l’entrée, ses chaussures attendaient, bien alignées, comme si elles savaient qu’elles ne serviraient pas aujourd’hui non plus. Elle se demanda si elle sortirait plus tard. Elle n’en savait rien. Elle ne se forçait pas à planifier. Elle laissait venir. En passant devant la porte, une fenêtre lui permettait de jeter un œil à la boîte aux lettres. Le réflexe était nouveau. Elle ne l’avait jamais vérifiée aussi tôt. Rien n’était visible. Mais elle resta un instant là, debout, à quelques centimètres, comme si elle s’attendait à ce que quelque chose arrive. Un geste, un signe, une erreur de distribution peut-être. Mais rien. Elle retourna dans la pièce principale, s’arrêta devant son bureau, alluma l’ordinateur sans projet défini. Elle ouvrit son dossier photo. Pas celui des commandes, ni celui des séries en cours. Un dossier personnel, jamais trié. Des images en vrac, prises à différentes époques, dans différents lieux, sans logique, sans narration. Elle cliqua sur l’une d’elles. Une fenêtre. La sienne. Une photo prise le soir de son arrivée. Elle l’avait oubliée. Ce n’était pas un cliché intéressant. Trop banal. Trop flou.
Et pourtant. Elle agrandit légèrement l’image. Quelque chose, dans l’angle, attira son regard. Un reflet. Un détail. Elle n’était pas sûre. Elle zooma. Puis se concentra. Sur le bord droit de l’image, dans une zone qu’elle n’avait pas regardée la première fois — un simple pan de mur, banal, sans intérêt — une ombre semblait s’être glissée. Elle crut d’abord à une erreur d’exposition. Un reflet, peut-être. Un artefact dû à la lumière artificielle du salon ou à la vitre à moitié tirée. Mais ce n’était pas ça. Plus elle s’approchait, plus elle comprenait que cette ombre avait une forme. Et que cette forme n’était pas une tâche, ni une trace. C’était une main.
Juste ça. Une main appuyée contre une vitre, presque à l’horizontale. Le reste du corps était invisible, comme effacé par le contre-jour ou masqué par l’angle. Mais la main, elle, était nette. Un peu trop nette.
Elle sentit quelque chose monter en elle, pas une peur, pas une panique. Plutôt une sorte de mise en alerte intérieure, un léger frisson dans l’esprit, pas dans le corps.
La photo avait été prise au moment de son arrivée. Elle en était certaine.
Et cette main… elle n’avait pas été là. Elle l’aurait vue. Elle agrandit encore l’image. Les pixels se brouillaient à mesure qu’elle zoomait, mais la forme tenait bon. Cinq doigts, légèrement écartés, posés à plat, avec une pression à peine visible. Pas de mouvement. Pas de geste. Juste une présence. Elle recula légèrement sa chaise. Elle ne savait pas quoi en penser. Ce n’était pas une preuve. Ce n’était pas un appel à l’aide. Ce n’était même pas une menace.
Mais c’était là.
Elle laissa l’image affichée. Ne la ferma pas. Ne la nomma pas non plus.
Elle voulait garder ce moment cliché, comme un indice que quelque chose existait — quelque chose qu’elle n’avait pas vu venir, et qui était peut-être là depuis le début. Elle se leva, fit quelques pas sans but précis dans la pièce, les bras croisés sans s’en rendre compte, comme pour garder au chaud une impression qu’elle ne voulait pas encore nommer. Ce qu’elle avait vu ne demandait pas d’être expliqué. Pas tout de suite. C’était trop mince pour qu’on l’appelle preuve, trop clair pour qu’on parle d’illusion. Elle avait simplement vu quelque chose qui n’aurait pas dû être là. Et maintenant, elle devait vivre avec cette information.
Elle jeta un œil à l’appareil photo, posé à la même place depuis plusieurs jours. Elle hésita à le prendre, à repartir en arrière dans ses fichiers. Mais quelque chose en elle résistait à cette impulsion. Elle savait que, parfois, chercher trop vite faisait perdre le peu qu’on avait.
Elle s’assit de nouveau. Ouvrit une autre photo, prise dans la même série. Cette fois, rien. Juste un angle du salon, un cadre de fenêtre, un reflet banal. Elle continua, image après image, comme on feuillette un carnet dont on aurait oublié les pages. Rien de plus. La main n’apparaissait que sur une seule photo. Elle revint à l’image initiale. Le geste était là, toujours. Figé, discret, précis. Une main appuyée contre une vitre. Et elle le sut, alors : cette vitre, ce n’était pas la sienne. Ce n’était pas un reflet. Ce n’était pas son propre appartement. La prise de vue, légèrement en biais, captait le haut du bâtiment, l’angle supérieur gauche. Et cette main venait d’au-dessus. Le sixième. L’appartement de la voisine que plus personne n’avait vue. Elle n’avait pas l’habitude de douter de ses images. Une photo, pour elle, était rarement mystérieuse. C’était un instant pris, un fragment de réel fixé dans une lumière. Rien de plus. Rien de moins.
Mais depuis qu’elle avait vu cette main, son regard sur son propre travail avait glissé, à peine, comme si elle venait de découvrir que les murs reflétaient parfois autre chose que ce qu’on croyait leur avoir confié. Elle retourna dans le dossier général. Pas celui de l’arrivée.
Un autre, pris deux jours plus tôt. Une série de clichés banals, faits depuis sa fenêtre, un matin. Une façade. Un ciel chargé. Une tentative de reprendre la main sur ses automatismes de cadrage, sans projet précis. Elle cliqua au hasard. Une photo prise à travers les vitres, un peu floue, la lumière trop blanche. Elle allait la refermer. Et puis elle vit un autre détail, minuscule. Pas une main. Pas un corps. Juste un rideau. Un rideau tiré dans une pièce qu’elle croyait vide.
Elle avait pris cette photo pour tester la netteté d’un objectif. À l’instant de la prise, elle n’avait pas prêté attention à ce qui se passait dans les appartements du haut. Et pourtant.
Sur ce cliché, en haut à droite, dans une fenêtre du sixième — la même que celle qu’on disait fermée depuis dix jours — le rideau avait bougé. Très légèrement. Il formait une vague dans le tissu, un pli qui n’existait ni avant, ni après, sur les autres images.
Elle agrandit. Pas de visage. Pas de main. Mais un changement d’état.
Un rideau vivant. Un appartement qui n’était pas aussi figé qu’on le croyait. Elle se figea, cette fois. Pas de panique. Pas de choc. Juste une conscience nette. Elle n’avait pas rêvé. Quelqu’un avait été là. Peut-être l’était-il encore.
Elle aurait pu appeler quelqu’un. Elle connaissait deux ou trois numéros encore valides. Des personnes bienveillantes, disponibles. Mais elle ne le fit pas. Pas par orgueil. Pas par isolement. Simplement parce qu’elle n’avait jamais su demander à autrui de traduire à sa place ce qu’elle ne comprenait pas encore. Depuis l’enfance, elle avait développé cette manière de rester un pas en arrière, de laisser les choses s’éclairer par elles-mêmes, même si cela prenait du temps. Elle ne réagissait pas vite. Elle observait. Elle apprenait. Elle laissait infuser.
Elle referma le dossier d’images sans le trier. Elle savait qu’elle y reviendrait plus tard. Quand le calme serait revenu. Quand elle pourrait regarder sans chercher.
Lou s’assit au sol, dos contre le mur, les genoux repliés, les bras posés dessus. Une position qu’elle adoptait souvent sans y penser, comme un ancrage. Elle ne se sentait pas en danger. Elle se sentait présente. Et cette nuance-là, elle y tenait. Ce n’était pas la première fois qu’elle changeait de ville, ni de logement, ni de rythme. Chaque fois, elle le faisait avec la même intention : retrouver une part d’elle-même qu’elle sentait éparpillée, quelque part entre le bruit du monde et ses propres hésitations. Elle n’avait pas fui. Jamais. Même quand la rupture avait été brutale. Même quand elle était partie en laissant un mot court sur la table. Ce n’était pas de lâche. C’était une manière de préserver ce qu’il lui restait d’intuition.
On l’avait souvent trouvée distante. Même froide, parfois. Ceux qui ne prenaient pas le temps de rester, du moins. Mais ceux qui restaient savaient : Lou était attentive. Pas démonstrative. Mais d’une loyauté solide. Elle avait peu de relations. Mais elles duraient. Ce qu’elle avait laissé derrière elle, elle n’en parlait pas. Pas parce qu’elle en avait honte, ni parce qu’elle voulait l’oublier. Simplement parce qu’elle considérait que tout ne devait pas être raconté, et que certaines choses n’étaient pas faites pour circuler d’un cœur à un autre sans précaution.
Elle croyait encore en l’intimité. En la pudeur. En cette façon de dire beaucoup sans avoir besoin de mots. Et peut-être que c’était pour cela, justement, qu’elle avait ressenti quelque chose dans cette lettre, malgré son étrangeté. Peut-être parce que ce texte ne criait rien. Il chuchotait. Et elle, elle avait toujours préféré les chuchotements aux aveux.
Elle resta encore quelques minutes au sol, à laisser ses pensées circuler sans les bloquer, sans les figer. Ce qu’elle cherchait, c’était un point de contact. Un endroit où poser ce qu’elle venait de voir, sans le perdre, sans l’amplifier non plus. Et naturellement, sans préméditation, le nom d’Axelle lui revint.
Axelle avait vu quelque chose, elle aussi. Ou du moins, elle avait senti ce glissement, cette étrangeté sourde qui rôdait entre les étages sans faire de bruit. Elle n’était pas venue pour se plaindre. Elle n’avait pas demandé de l’aide. Elle avait juste parlé, avec cette fragilité calme des gens qui espèrent être entendus sans avoir à répéter. Lou se leva, déterminée. Elle prit le temps d’enfiler un gilet, de remettre ses cheveux en arrière, de glisser ses clefs dans sa poche. Rien de pressé. Rien d’important, en apparence. Mais dans ses gestes, quelque chose avait changé. Elle n’allait pas chercher une réponse. Elle allait chercher une résonance.
Le couloir était silencieux. Elle descendit un étage, marcha jusqu’à la porte du fond, hésita une seconde devant la clochette argentée. Puis elle sonna. Une seule fois.
Et attendit.
La porte s’ouvrit doucement, sans grincement, comme si elle avait été entrebâillée tout ce temps. Axelle apparut dans l’embrasure, un large gilet tombant sur les épaules, les cheveux relevés à moitié, les yeux encore un peu marqués par une nuit sans sommeil. Elle ne parut pas surprise. À peine. Comme si elle s’était attendue à cette visite, ou du moins à ce que quelque chose revienne vers elle.
— Salut, dit-elle simplement, sans bouger.
Lou esquissa un sourire. Elle ne savait pas par où commencer, alors elle ne tenta rien de trop poli, ni de trop préparé.
— Je peux entrer ?
Axelle s’écarta sans un mot. Elle désigna l’intérieur d’un geste lent, puis referma son appartement une fois que Lou eut franchi le seuil. La pièce était petite, encombrée sans être désordonnée, un mélange de meubles anciens et de plantes un peu fatiguées. Une bougie éteinte laissait encore dans l’air une odeur de bois et de cire chaude.
— T’as vu quelque chose, toi aussi, c’est ça ? Interrogea Axelle.
Lou ne répondit pas tout de suite. Elle regardait la pièce, les détails, les objets du quotidien qui semblaient attendre leur propriétaire. Elle s’assit sur un petit canapé gris, et seulement alors, elle répondit :
— Pas vu. Disons… remarqué.
— C’est souvent pire, souffla Axelle.
Axelle s’installa en face, sur un tabouret bas qu’elle tira vers elle, les coudes posés sur ses genoux, les mains croisées comme si elle se protégeait d’un froid invisible. Elle ne posait pas de questions directes. Elle n’insistait pas. Mais Lou sentait, dans sa posture, dans la manière qu’elle avait de garder les yeux vers le sol, qu’elle attendait. Une réponse. Une confirmation. Un écho.
Lou prit son temps avant de parler. Elle ne voulait pas tomber dans une conversation floue où l’on partage des sensations sans racines. Elle voulait dire ce qu’elle savait, pas ce qu’elle craignait.
— J’ai pris une photo, il y a quelques jours, par hasard.
Axelle releva les yeux. Lou continua.
— Sur l’image, on voit une main. À travers une fenêtre. Celle de l’appartement du sixième.
— Tu l’as gardée ?
— Oui. Et j’ai vu autre chose, ce matin. Une autre image. Un rideau bougeait. Le même étage.
Axelle acquiesça très lentement. Pas par surprise. Pas non plus parce qu’elle doutait. Plutôt parce que cela confirmait ce qu’elle n’avait pas osé formuler toute seule.
— Tu vois, dit-elle dans un souffle, je me demandais si j’étais la seule à sentir que...
Elle s’arrêta.
— …que ce n’est pas juste une absence programmée.
Lou ne répondit pas. Mais elle ne détourna pas les yeux. Et dans ce silence partagé, il y avait déjà le début d’une décision. Axelle se redressa un peu, comme si ce que venait de dire Lou - cette main, ce rideau - l’avait aidée à poser un premier morceau du puzzle qu’elle gardait en elle, sans plan, depuis plusieurs jours.
— J’ai cru, à un moment, que c’était moi qui me faisais des idées, reprit-elle plus doucement. Que c’était l’effet du silence, des murs trop fins, des nuits trop longues. Tu sais, quand on commence à écouter ce qu’on ne devrait pas écouter.
Lou comprenait exactement ce sentiment, mais son regard ne s’éloignait pas du visage d’Axelle. Elle sentait que la suite importait.
— Et puis… j’ai entendu du mouvement, là-haut, il y a quatre ou cinq jours. Très tôt. Ou très tard. Des bruits de pas, pas réguliers. Pas comme si quelqu’un vivait. Plutôt comme si quelqu’un essayait de faire croire qu’il n’y avait personne.
Elle laissa la phrase se déposer entre elles.
— Tu crois que quelqu’un occupe l’appartement sans qu’on le sache ? demanda Lou.
— Je ne sais pas. C’est possible. Ce que je sais, c’est que le seul voisin qu’on entend encore, c’est Thomas.
Lou ne bougea pas. Pas un geste. Mais intérieurement, quelque chose s’ajusta. Axelle poursuivit, sans animosité, sans insistance :
— Tu sais qu’il est rentré récemment. Il avait disparu un moment. Et maintenant, il est là. Calme. Trop calme, presque. J’dis pas qu’il a fait quelque chose. Juste… c’est étrange, tu trouves pas ?
Lou se crispa. Elle aurait pu défendre Thomas. Elle n’en avait pas envie. Elle ne savait rien de lui. Seulement son prénom, et la manière dont il descendait parfois l’escalier, les yeux ailleurs.
— Il compose, dit-elle simplement.
Axelle pencha la tête.
— Ou il cache des choses. Parfois, les deux se ressemblent.
Lou passa une main dans ses cheveux, non pas par nervosité, mais comme pour clarifier ses pensées, les remettre en ordre, à leur place. Elle ne voulait pas tirer de conclusions trop vite. Elle ne voulait pas être de celles qui tissent des histoires autour du vide. Mais ce qu’elles partageaient là, dans ce salon, ce n’était pas un fantasme. C’était un faisceau de détails, de perceptions fines, trop légères pour être nommées, mais trop nombreuses pour être ignorées.
— Tu le connais un peu, Thomas ? demanda-t-elle, plus pour entendre la réponse que par vraie curiosité.
— Non. Juste croisé. Il parle peu. Il répond quand on lui parle, mais ça s’arrête là.
Axelle marqua une pause.
— Il a l’air gentil. Mais parfois… je ne sais pas. Il donne l’impression de savoir des choses qu’il ne dit pas.
Elle aurait pu dire : moi aussi, je l’ai ressenti. Mais elle préféra garder cette intuition pour elle, encore un peu. Ni l’une ni l’autre ne regarda son téléphone, ni l’heure. Ce genre de moment qui n’appelait ni précipitation ni conclusion. C’était de ces instants où les alliances se forment sans déclaration, où deux personnes se reconnaissent dans le doute, dans la nuance, dans cette manière partagée de ne pas vouloir croire au pire, mais de ne pas pouvoir tout à fait l’écarter non plus. Et puis, finalement, Lou dit :
— Tu crois qu’on devrait aller voir ? Pas tout de suite. Mais ensemble. L’appartement du sixième.
Axelle la regarda, sans surprise. Elle répondit sans détour :
— Je pense qu’on le fera. Et je pense qu’on saura quand.
Lou resta encore un moment chez sa voisine. Elles ne parlèrent plus vraiment, pas de manière continue. Quelques phrases, de temps en temps. Elles savaient toutes les deux que quelque chose s’était ouvert, et que cette ouverture allait les mener quelque part, même si aucune ne cherchait encore à nommer la destination.
Quand elle se leva pour partir, Axelle lui demanda seulement :
— Tu veux qu’on monte ensemble, quand ce sera le moment ?
Lou ne répondit pas tout de suite. Elle mit quelques secondes à enfiler son manteau, à vérifier dans ses poches, à reprendre une posture de départ. Puis, sans se tourner complètement, elle dit :
— Oui. Pas seule.
Chapitre 5 - Lou
Lou saisi son manteau, descendit les marches du hall qui lui apparut comme un sas, un lieu de passage où elle ne devait rien à personne, et c’était exactement ce qu’elle cherchait. Elle ne regardait ni l’heure ni le sol. Elle arriva au niveau du palier, jeta un œil machinal au miroir fissuré près des boîtes aux lettres, et c’est en relevant la tête qu’elle entendit le bruit sec de la serrure. La porte s’ouvrait vers l’extérieur. Quelqu’un entrait. Elle n’eut pas le temps de reculer. Thomas. Lui.
Ce n’était pas leur première rencontre. Ils s’étaient croisés. Ils s’étaient vus. Mais jamais dans cette configuration, jamais dans cette proximité. Elle descendant, lui entrant. Elle avec ses pensées, lui avec l’odeur froide de la rue sur ses épaules. Il referma la porte derrière lui avec un geste lent, presque soigné, et ce n’est qu’en pivotant vers elle qu’il sembla la reconnaître. Un battement d’œil. Rien de plus. Et pourtant, elle le sentit dans tout son corps.
— Bonjour.
Sa voix n’avait rien d’agaçant. Ni enjôleuse. Elle était nue. Pas chaude. Pas froide. Juste posée. Et c’est peut-être ça qui la troubla. Il ne jouait pas.
— Salut, répondit-elle un peu trop vite.
Ils restèrent là, l’un face à l’autre, séparés par deux mètres et une tension invisible qui semblait se contracter dans l’air sans que personne ne la nomme. Le temps s’était suspendu. Il la regardait. Pas fixement. Pas avec insistance. Mais il la regardait vraiment. Et elle s’en rendait compte. Il tenait un sac de courses à la main, pas très rempli. Une bouteille dépassait. Une baguette de pain. Il aurait pu dire n’importe quoi. Parler du temps. D’une panne dans l’ascenseur. D’un colis qui traînait. Mais il ne dit rien. Il restait là, comme s’il attendait que quelque chose se dise sans lui. Et elle, elle sentit un frémissement qu’elle n’attendait pas.
Ce n’était pas une peur. Pas une gêne. C’était plus animal que ça.
Son regard avait cette fixité douce qui vous traverse sans brutalité mais qui ne s’évite pas non plus.
— Vous habitez ici depuis longtemps ? demanda-t-elle, pour dire quelque chose.
Il esquissa un sourire. Léger. Quasi imperceptible.
— Assez pour reconnaître ceux qui sont nouveaux.
Elle sentit le pique, mais elle était posée avec douceur.
— Je n’aime pas trop les présentations.
— Moi non plus, répondit-il aussitôt.
Il la dépassa légèrement, pour accéder à sa boîte aux lettres, puis s’arrêta avant de l’ouvrir. Il semblait réfléchir. Ou hésiter. Peut-être rien de tout ça. Peut-être juste le besoin de rester encore un instant à cet endroit précis, avec elle dans son champ de vision.
— Vous êtes photographe, c’est ça ?
Elle fut surprise. Pas que la question arrive. Mais qu’il l’ait su.
— Je ne fais plus vraiment ça, souffla-t-elle.
Il tourna enfin la tête vers elle.
— C’est dommage.
Et c’est à ce moment-là, précisément, qu’elle sentit le basculement. Quelque chose dans son corps, dans la manière dont il avait dit ces mots, sans insistance, sans flatterie, mais avec une forme de présence, presque dangereuse dans sa simplicité. Elle sentit son cœur battre plus vite, et s’en agaça intérieurement. Elle s’éloigna d’un pas, comme si elle s’apprêtait à sortir. Il ne fit rien pour la retenir. Mais avant qu’elle n’atteigne la sortie, il dit :
— J’aime bien le bruit que vous ne faites pas.
Elle s’arrêta. Pas une phrase entendue. Pas une phrase normale. Mais pas une phrase de séducteur non plus. Elle le regarda, enfin, de face. Lui aussi. Et quelque chose, dans cette diagonale, dans ce presque face-à-face sans tension apparente, déclencha un frisson qu’elle décida d’ignorer.
— Vous me trouvez étrange ? demanda-t-elle, plus sèche qu’elle ne l’aurait voulu.
— Non. Mais je voulais le souligner.
Elle ne sut pas quoi répondre. Elle ne voulait pas que ce moment s’éternise.
Et pourtant, elle ne bougeait pas.
Elle finit par dire, plus calme :
— Vous aussi, Thomas.
C’était la première fois qu’elle disait son prénom. Et c’était déjà trop.
Elle quitta l’immeuble, sans se retourner et marcha d’un pas calme, les mains dans les poches de son manteau, les épaules déliées. Les passants étaient peu nombreux. Quelques silhouettes, pressées ou distraites, des volets entrouverts, des vitrines encore en sommeil. Elle aimait ces heures intermédiaires, quand les cafés ne sont ni vides ni pleins, quand les voix ne couvrent pas encore le silence.
C’est à un coin de rue, après avoir évité deux terrasses aux chaises encore empilées, qu’elle s’arrêta devant une devanture qu’elle n’avait jamais remarquée. Peut-être parce qu’elle n’avait jamais pris ce chemin. Ou peut-être parce qu’elle ne levait pas assez souvent les yeux. Le café s’appelait Le Balancier. Une enseigne discrète, à demi effacée, comme si personne n’avait décidé de la changer depuis des années. Mais la vitrine était propre, les rideaux tirés juste assez pour qu’on aperçoive l’intérieur sans se sentir observé. Elle décida d’y entrer. Un carillon discret tinta. L’intérieur sentait le bois ciré et le café moulu. L’ambiance y était douce, presque intime, bien que personne ne parlât. Deux tables occupées seulement : un homme en train de lire un journal plié en deux, et une femme plus âgée, seule avec une tasse de thé et un carnet ouvert devant elle. Personne ne leva les yeux. Et c’était parfait. Elle choisit une table contre le mur du fond, sous une étagère chargée de livres anciens. Elle posa son sac sur la banquette, s’assit sans ôter son manteau, et observa autour d’elle. Il n’y avait pas de musique, seulement le chuintement régulier d’une machine à expresso et le bruit feutré des pas du serveur derrière le comptoir. Il ne la regardait pas encore. Il prenait son temps, essuyait une tasse, posait une soucoupe, tournait une cuillère sur elle-même.
Lou n’était pas venue ici pour observer. Pas pour réfléchir non plus. Elle était venue pour se poser ailleurs, pour changer de cadre. Elle ne voulait pas qu’on lui parle. Mais elle ne voulait pas non plus disparaître. Elle cherchait un entre-deux, un endroit où l’on est vue sans être convoquée, un endroit qui vous laisse exister sans exiger rien de plus.
Le serveur s’approcha enfin. La cinquantaine bien portée, un tablier noir attaché négligemment à la taille, le regard clair sous des cheveux poivre et sel. Il n’avait rien de spectaculaire. Mais il portait cette présence tranquille des gens qui sont là depuis longtemps, et qui n’ont plus besoin de se faire remarquer pour qu’on sache qu’ils tiennent le lieu.
Il s’arrêta près de sa table, sans bloc-notes.
— Bonjour. Que puis-je vous servir ?
Elle hésita un instant, puis répondit :
— Un thé noir, sans sucre.
Le thé arriva quelques minutes plus tard, dans une tasse un peu ébréchée mais propre. Il la posa avec une précision tranquille.
— Besoin de calme ? demanda-t-il, sans la regarder.
Elle releva les yeux.
— C’est ce qu’on cherche tous, non ?
Il sourit.
— Parfois on le trouve ici. Parfois on ramène son agitation avec soi.
Elle le remercia d’un simple regard. Il repartit. Et elle, elle resta là, installée dans un lieu qui ne la connaissait pas, mais qui lui ressemblait déjà un peu.
Le serveur revint, un torchon dans la main, les yeux vaguement posés sur les tables autour, puis sur elle. Il n’avait pas l’air pressé. Il aurait pu repartir sans rien dire. Mais il resta.
— C’est la première fois que je vous vois ici.
Elle hocha simplement la tête.
— Je viens d’emménager, dit-elle.
— Dans le quartier ou plus près ?
— Rue Delambre. Numéro 18.
Le serveur eut un petit signe de reconnaissance. Il s’accouda légèrement à une chaise voisine.
— L’immeuble en pierre claire, avec la porte en fer forgé ?
— C’est ça.
Il hocha la tête, comme s’il rassemblait mentalement des souvenirs dispersés.
— J’y ai grandi. Mon oncle y vivait. Je passais mes étés chez lui, au deuxième étage. Ça remonte.
Elle ne répondit pas tout de suite. Ce n’était pas une information à commenter. Mais elle sentit que quelque chose s’ouvrait, entre eux, sans que ce soit dirigé.
— Il y a toujours du monde qui entre et sort, dit-elle doucement. Mais personne ne se parle vraiment.
Il eut un sourire court.
— Ça n’a pas changé. Il y a toujours eu des gens qui restaient à l’écart. Et d’autres qui faisaient semblant de ne pas tout voir.
— Vous êtes dans quel appartement ?
Elle hésita une seconde.
— Troisième étage. À gauche.
Il pinça les lèvres, hocha la tête une fois encore, plus lentement.
— Au-dessus de vous, il y a encore ce garçon, là... Thomas, non ?
Lou se redressa légèrement. Rien de visible. Mais elle sentit une crispation fugace.
— Oui, souffla-t-elle.
Le serveur observa ses mains, puis leva les yeux vers elle.
— Il est toujours aussi discret, j’imagine.
Elle ne répondit pas. Et cette absence de réponse fut reçue comme un aveu. Il ne reprit pas tout de suite. Il se dirigea vers le comptoir, s’empara d’une carafe d’eau, en versa dans un verre qu’il apporta à une autre table, échangea quelques mots sans importance avec un client. Il aurait pu en rester là. Ne rien dire de plus. Mais lorsqu’il revint vers Lou, ce fut sans détour.
— Thomas... il venait déjà ici avant. Quand il était plus jeune. Il avait quoi, vingt-trois, vingt-quatre ans peut-être.
Il ne la regardait pas vraiment en disant ça. Il regardait derrière elle, un peu au-dessus de son épaule, comme si ses souvenirs flottaient juste là.
— Il avait ce truc... tu sais, cette présence calme, toujours polie, mais à laquelle on n’arrive jamais à s’habituer. Il posait les choses, les mots, les gestes. Il donnait l’impression de tout comprendre, mais de ne pas vouloir s’impliquer.
Lou ne répondait pas. Elle ne cherchait pas à relancer. Mais elle ne coupait pas non plus.
— Il commandait toujours la même chose, s’asseyait au fond, là-bas, avec son carnet ou son ordi. Il écrivait, il écoutait, je sais pas. Il était là, et pas là.
Il marqua une pause, comme s’il se demandait s’il allait trop loin. Puis :
— Il avait cette capacité étrange à attirer l’attention sans chercher à la provoquer. C’était pas de la séduction. C’était... autre chose. Et les gens, surtout les femmes, elles se racontaient beaucoup de choses sur lui.
Lou pinça légèrement les lèvres, sans que ce soit vraiment une réaction.
— Il n’a jamais rien fait de déplacé, hein, ajouta le serveur aussitôt. Ce n’est pas ce que je veux dire. Mais parfois, il suffit d’un silence bien placé pour créer un mystère.
Elle le regarda, plus directement cette fois.
— Et vous, vous l’aimiez bien ?
Le serveur ne parla pas tout de suite. Puis il s’appuya de nouveau à la chaise voisine, reprit d’une voix plus douce :
— Je ne suis pas sûr de l’avoir connu.
Il se redressa, posa une main sur le dossier, puis se détourna sans un mot de plus, comme si ce qu’il venait de dire clôturait, en lui, une vieille conversation.
Lou resta seule à sa table, les mains sur la tasse, les pensées plus denses. Quelqu’un qui attire sans appeler. Qui trouble sans se montrer. Qui laisse à l’autre le soin de tisser l’histoire à sa place. Et elle se demanda, pour la première fois, si ce qu’elle ressentait dans le hall, dans ses regards à lui — n’était pas déjà contaminé par tout ce qu’on disait de lui sans rien dire clairement.
Elle termina son thé. Le liquide avait tiédi, mais elle le but jusqu’à la dernière gorgée, comme pour honorer cette information, pour ne pas rompre l’équilibre fragile qui s’était installé dans sa tête. Le café, l’air, le bois, les paroles du serveur — tout pesait d’un poids nouveau.
Elle régla l’addition et reçut un merci simple, sans commentaire. Le serveur ne dit rien de plus. Il n’ajouta aucun mot sur Thomas, sur l’immeuble, sur elle. Comme s’il avait livré ce qu’il avait à livrer. Comme si, au fond, ce n’était pas tant pour l’informer qu’il avait parlé. Mais peut-être pour préparer une forme de lucidité, ou poser une question qu’il ne voulait pas formuler.
Dehors, la rue lui sembla moins neutre qu’en arrivant. Le ciel était toujours gris, mais elle y vit un voile qu’elle n’avait pas remarqué. L’immeuble de l’autre côté avait la même façade, les mêmes balcons, mais les lignes semblaient plus coupantes. Elle resserra son manteau, marcha sans hâte. La distance jusqu’à son immeuble était courte.
C’est à l’angle de la rue Béranger qu’elle aperçut Axelle. Elle hésita une seconde, puis leva la main en guise de salut. Axelle l’aperçut aussitôt, s’arrêta, attendit.
— Tu rentres ? demanda-t-elle en ajustant la lanière de son sac.
— Oui, doucement.
Elles reprirent la marche côte à côte. Aucun besoin de meubler. Les silences entre elles n’étaient pas gênants.
— Je suis passée au Balancier, dit-elle simplement.
Axelle haussa les sourcils, comme si elle reconnaissait le nom sans être sûre de savoir d’où.
— Le petit café en bas de la rue ?
— Oui.
Lou reprit, plus bas :
— Le serveur connaissait Thomas.
Le nom flotta un instant entre elles. Axelle ralentit à peine, regarda droit devant.
— Ah ?
Lou acquiesça.
— Il l’a décrit comme quelqu’un de discret. Très discret. Trop peut-être.
Axelle se tourna vers elle, un regard en coin.
— Et tu trouves qu’il l’est trop, toi aussi ?
Lou préféra se taire. Mais elle sentit, dans la façon dont Axelle avait posé la question, que quelque chose était prêt à s’ouvrir, si elle le voulait.
Elles restèrent un moment devant le bâtiment haussmannien, taiseuses, le regard tourné vers les étages supérieurs. Il n’y avait rien à voir. Les volets du sixième étaient tirés. Les fenêtres, closes. Et pourtant, l’absence paraissait trop nette, comme si elle était elle-même une façade.
— On monte ?
La question d’Axelle était directe. Elle ne cherchait pas à convaincre. Elle ne forçait rien.
Lou acquiesça de la tête.
Elles pénétrèrent dans la bâtisse, sans bruit, gravirent les marches sans parler. Le bois du vieil escalier grinçait à peine, comme s’il respectait leur choix. Arrivées au cinquième, elles marquèrent une pause. Une simple respiration. Puis elles montèrent la dernière volée. Le sixième étage n’était qu’un couloir étroit, une seule porte en face de l’escalier, peinte d’un gris trop propre pour être ancien. Une boîte aux lettres débordante. Un paillasson défraîchi. Rien de vivant. Rien de choquant. Mais tout semblait... surveillé.
Axelle s’approcha la première. Elle tendit l’oreille. Aucun son. Elle s’accroupit, jeta un coup d’œil sous la porte. L’interstice était sombre, sans trace de mouvement. Puis elle se releva et se tourna vers Lou.
— Tu sens ?
Lou hocha lentement la tête.
— Ce n’est pas vide.
Elles ne frappèrent pas. Elles ne bougèrent plus. Et dans ce mutisme commun, la présence de l’invisible devint presque tangible.
Chapitre 6 - Thomas
La page restait ouverte, le projet aussi. Mais Thomas n’avançait pas. Les accords étaient là, les couches de sons posées avec méthode, le tempo calé sur une pulsation stable — pourtant, rien ne vibrait comme il le fallait. Ce n’était pas une question de technique. Tout fonctionnait. Mais ça ne vivait pas. Ça n’échappait pas au cadre. Et ce qu’il cherchait depuis des heures, c’était précisément cela : le souffle qui déborde.
Il retira son casque, le posa à côté du clavier, s’appuya légèrement au dossier de sa chaise. Il ferma les yeux quelques secondes. Puis un son l’atteignit. Presque rien. Un mouvement dans l’escalier. Un frottement régulier, discret, pas un voisin qui monte en courant.
Quelque chose de plus maîtrisé. Plus... attentif.
Il se redressa, tendit l’oreille. Deux voix. Faibles. Pas encore audibles. Mais il y avait un rythme. Une cadence.
Lou. Et l’autre. Axelle, probablement.
Il ne bougea pas immédiatement. Mais le temps changea autour de lui.
Son appartement, quelques secondes plus tôt plongé dans une routine de création, devint soudain un espace exposé. Il se leva discrètement, s’approcha de la porte, posa la main sur la poignée, puis la retira. Se pencha. Un souffle plus loin, il distingua des mots. Rien de clair. Mais des intonations, des hésitations, une tension légère dans la façon dont l’air se plaçait. Il posa un œil au judas. Lou, immobile. Axelle, en retrait, observant la porte du sixième.
Il resta là, non pour épier, mais pour comprendre à quoi elles touchaient.
Et surtout : jusqu’où elles étaient prêtes à aller. Il resta encore quelques secondes à les regarder, sans chercher à deviner ce qu’elles disaient. Ce n’était pas nécessaire. Il voyait leurs positions, la manière dont elles se tenaient, cette tension presque imperceptible dans la nuque de Lou, ce silence partagé qui n’était pas de l’attente, mais de la décision en construction.
Et il comprit. Ou plutôt, il ressentit, dans son corps entier, qu’elles étaient en train de franchir une ligne. Thomas s’écarta de la porte, le souffle court, plus par concentration que par angoisse. Il ne voulait pas intervenir. Pas maintenant. Mais il savait que ça pouvait déraper vite si personne ne faisait rien. Il attrapa son téléphone, chercha le nom de Camille. Il appuya. Deux tonalités.
— Ouais ? fit Camille, sans filtre.
Thomas parla à voix basse, mais nette.
— Les deux filles sont devant.
Un temps. Camille ne demanda pas lesquelles.
— Depuis combien de temps ?
— Je dirais trois minutes. Elles n’ont pas frappé. Mais elles regardent. Elles parlent.
Camille ne répondit pas tout de suite. Puis :
— Elles cherchent ou elles devinent ?
— Les deux, je pense.
Un soupir bref au bout du fil.
— Tu veux que je monte ?
— Pas encore. Je te préviens juste. Pour que tu sois prêt, au cas où.
Un silence. Puis Camille ajouta, plus bas :
— Tu sais qu’elle m’avait dit qu’elle passerait ? Et qu’elle a laissé ce foutu mot sous la mauvaise porte ?
Thomas pinça les lèvres.
— Tu m’avais pas dit ça.
— Je pensais qu’elle le ferait dans les règles.
Un autre silence, un peu plus lourd.
— Faut pas qu’elles entrent, reprit Camille. Pas sans que je sois là. Pas maintenant.
— Je suis d’accord.
Camille reprit, plus direct :
— T’es en bas. Tu peux les surveiller ?
— Je suis pas leur chien de garde, Camille.
— Je sais. Mais t’as les yeux les plus propres.
Thomas ne répondit rien. Il regardait toujours l’ombre de la porte du sixième.
— Si ça bouge, je te fais signe.
Il raccrocha.
Et dans le silence de son appartement, un seul mot resta en suspension dans son esprit, sans qu’il ait besoin de le prononcer. Bientôt.
Thomas n’avait pas encore bougé. La ligne avec Camille était morte depuis quelques secondes, mais ses doigts serraient toujours le téléphone comme s’il était encore connecté. Il fixait un point abstrait sur le mur en face de lui, les pensées en ordre apparent, mais en déséquilibre profond. Il aurait voulu que les choses restent en surface. Que les filles soient passées devant son pallier, aient haussé les épaules, et soient reparties sans même s’en rendre compte. Il avait cru un instant que quelques mots dans la rue suffiraient à détourner leur attention. Mais il n’avait pas vu, ou il avait feint de ne pas voir, ce qu’il y avait dans le regard de Lou. Cette lucidité tranquille, tenace, silencieuse. Celle qui ne s’effraie pas, qui n’a besoin de convaincre personne. Le genre de regard qui finit toujours par ouvrir les mauvaises portes.
Il reposa son téléphone sur la table, sans bruit. Puis, lentement, comme on engage un mouvement qu’on sait irréversible, il se leva, ouvrit la porte de son appartement sans un grincement. La lumière du palier baignait l’étage dans un silence presque religieux. Il avança d’un pas, referma la porte derrière lui dans la plus grande discrétion, puis se faufila jusqu’à la première volée d’escaliers, à peine un étage plus haut. Il les entendit avant même de les voir. Deux voix. Étouffées. Féminines. Celle d’Axelle, plus vive, plus directe. Et celle de Lou, retenue, mesurée. Il distingua des bribes, rien de complet, mais suffisamment pour comprendre que leur présence là-haut n’était pas un simple détour.
— On peut juste frapper. Si elle est là, elle ouvrira, sinon on redescend, disait Axelle.
— Ou elle ne répondra pas. Et on se retrouvera comme deux idiotes devant une porte fermée, répondit Lou.
Thomas se posta sur le dernier palier sans monter totalement. Il voyait leurs ombres sur le mur, la lumière découpant leurs silhouettes contre la peinture claire. Elles se tenaient devant la porte du sixième, pas encore tout à fait décidées. Ce flottement, c’était peut-être sa seule chance. Il descendit doucement les dernières marches, faisant grincer à peine une marche volontairement, pour annoncer sa présence. Le bois vibra. Les deux femmes se retournèrent aussitôt.
— Je ne voulais pas vous surprendre, dit-il calmement.
Lou accrocha son regard, sans un mot. Axelle, elle, arqua un sourcil, croisa les bras.
— T’étais là depuis longtemps ?
— Quelques secondes, répondit-il. Je montais chercher un truc dans la cave du haut.
Mensonge maladroit, à peine voilé, mais suffisamment banal pour ne pas susciter de questions immédiates.
— Vous cherchez quelqu’un ? poursuivit-il, les yeux posés non sur elles, mais sur la porte.
— On se posait des questions sur cette locataire. Celle qu’on n’a pas vue depuis des jours, répondit Axelle.
Lou, elle, restait en retrait. Son silence pesait plus que la curiosité d’Axelle.
— C’est pas le bon moment, dit Thomas. Et peut-être pas la bonne manière.
— Tu sais quelque chose ? demanda Axelle sans détour.
Thomas la regarda, puis tourna lentement la tête vers Lou. C’est à elle qu’il répondit.
— Je sais juste que parfois, on croit bien faire en posant des questions. Mais qu’on finit par mettre les gens en danger, même sans le vouloir.
Un silence. Pas tendu. Pas agressif. Juste une parenthèse entre eux trois, où chacun évaluait ce qu’il était prêt à dire. À entendre.
— Si t’as peur qu’on dérange quelqu’un, c’est peut-être qu’il y a quelque chose à déranger, lança Axelle, plus sèche.
— Non, répondit Thomas. Ce n’est pas de la peur. C’est du respect.
Il regarda de nouveau la porte, puis fit un pas vers elles. Doucement. Pas menaçant. Pas trop proche non plus.
— Je ne vous dis pas de partir. Je vous dis juste que ce que vous cherchez là, ce n’est peut-être pas ce que vous croyez.
Lou le regardait maintenant avec attention. Pas hostile. Pas méfiante non plus. Juste... présente. Elle ne croyait pas tout, mais elle écoutait.
— Et toi, qu’est-ce que tu crois ? demanda-t-elle.
Thomas marqua un silence. Puis, en regardant la serrure, il répondit :
— Je crois qu’il y a des absences qui arrangent tout le monde. Et que parfois, c’est la présence qui dérange.
Il ne disait pas plus. Il ne disait pas tout. Mais il disait assez. Et pourtant, ce fut comme si tout s’était déplacé de quelques centimètres dans la pièce invisible qu’ils formaient à trois, entre ce palier blafard et la porte fermée. Lou ne parlait pas encore, mais sa posture avait changé. Moins de retrait, plus de présence. Axelle, elle, gardait les bras croisés, mais son regard avait cessé de défier pour se poser plus franchement sur Thomas.
— Tu fais des phrases étranges, dit-elle.
Il esquissa un demi-sourire. Il n’allait pas se défendre. Il n’en avait pas besoin.
— Parfois, c’est la seule façon de parler sans mentir, répondit-il simplement.
Lou s’avança de quelques pas, jusqu’à ce que sa main frôle à nouveau la poignée, comme si le mouvement inachevé d’un instant plus tôt cherchait à reprendre sa place. Elle ne la tourna pas. Elle s’adressa à Thomas, sans le regarder directement.
— Est-ce qu’elle est là, derrière cette porte ?
Il aurait pu répondre non. Il aurait pu dire oui. Mais aucune de ces réponses n’aurait été exacte. Alors il choisit autre chose.
— Elle ne veut pas être trouvée.
Le silence retomba. Moins pesant qu’auparavant. Presque plus doux. Comme si une forme de vérité venait d’être déposée entre eux, même si elle restait partielle. Axelle recula d’un pas. Lou resta là. Puis elle recula aussi.
— Tu devrais dire aux gens ce que tu sais, finit par souffler Axelle.
Thomas hocha la tête. Il ne promit rien. Ils redescendirent ensemble, sans se parler. Mais Lou, en passant devant lui, croisa son regard une dernière fois. Et cette fois, il y lut autre chose. Pas de soupçon. Pas de colère. Quelque chose de plus fragile, de plus dangereux aussi. La confiance.
Arrivés au cinquième, Thomas proposa :
— Si vous avez cinq minutes, venez boire quelque chose. Rien de spécial. Juste... histoire de ne pas rester sur une porte close.
Axelle tourna la tête vers lui, surprise.
— C’est ton genre, ça ? Inviter les voisines à boire un verre après leur avoir fait la morale ?
Il parvient à ne pas rougir
— Disons que je préfère qu’on parle dans un endroit où les murs ne font pas semblant d’écouter.
Lou, elle, ne bougeait pas encore. Mais elle ne disait pas non.
Thomas ouvrit la porte de son appartement, resta légèrement en retrait.
— Vous entrez si vous voulez. Y a pas de piège. Et rien à cacher.
Une incertitude. Puis Lou franchit le seuil la première. Axelle suivit, plus prudente, les mains dans les poches.
L’intérieur était à l’image de celui qui l’habitait : rangé sans obsession, minimaliste mais vivant. Quelques instruments. Des disques. Des plantes qui semblaient bien traitées, sans excès. Une grande table contre le mur, couverte de papiers, de carnets, d’un ordinateur encore allumé. Et la lumière — calme, douce, sans effort.
— Vous voulez quoi ? Thé, eau, vin ? proposa-t-il en allant vers la petite cuisine ouverte.
Axelle haussa les épaules.
— Ce que tu prends.
— Pareil, dit Lou.
Il servit trois verres, les posa sur la table. Aucun mot de plus. Pas de musique en fond. Pas de mise en scène. Ils s’assirent. Et ce fut Lou qui parla la première.
— Pourquoi tu nous as vraiment suivies, Thomas ?
Il soutint son regard. Longtemps. Puis répondit, sans détour :
— Parce que vous étiez sur le point de franchir une limite. Et que je connais ce qu’il y a derrière.
Il posa son verre.
— Et je préfère que vous me posiez vos questions ici, plutôt que là-haut.
— Et donc tu sais ce qu’il y a dans cet appart ? demanda Axelle.
— J’en sais assez pour vous dire que ce n’est pas ce que vous croyez.
Il se pencha légèrement.
— Mais j’en sais trop peu pour répondre sans trahir.
Lou ne dit rien. Elle le regardait. Elle réfléchissait. Elle assemblait des morceaux.
— Tu veux nous protéger ? demanda-t-elle enfin. Ou tu veux protéger quelqu’un d’autre ?
Thomas pencha la tête, comme s’il réfléchissait vraiment à la question.
— Est-ce que ça change quelque chose ?
Il avait toujours su que certaines conversations ne peuvent pas être forcées. Il fallait laisser l’autre venir à vous. Ou se retirer. Axelle, toujours vive, prit la parole la première.
— Si tu dis que ce n’est pas ce qu’on croit, t’as au moins une version ? Un truc à proposer ? Parce que là, pour nous, y a juste une femme qui a disparu, un appart qui semble figé, et un mot bizarre sous une porte. Tu crois qu’on va laisser couler ?
Il hocha lentement la tête.
— Je comprends. Et je dis pas que vous devez abandonner. Mais je dis que cette histoire, si vous la regardez du mauvais angle, elle va vous échapper. Lou, restée plus silencieuse, intervint enfin.
— Et toi, t’es où, dans cette histoire ?
Il hésita. Pas pour gagner du temps. Pour chercher une réponse honnête.
— À côté. Volontairement. Je vois les lignes, j’entends les tensions, mais j’ai pas envie d’être au cœur du nœud.
— Et pourtant, tu nous invites ici, tu nous parles, t’essaies de nous faire reculer.
— Parce que je sais ce que c’est, Lou. Quand tu vas trop loin pour une vérité qui ne t’appartient pas, parfois tu perds plus que ce que tu pensais trouver.
Un silence tomba à nouveau, cette fois plus personnel. Lou fixait son verre. Axelle regardait par la fenêtre, sans rien voir.
— Tu fais quoi dans la vie, exactement ? demanda Lou, d’un ton plus doux.
Il sourit.
— Compositeur. Musique à l’image. Mais ces temps-ci, je compose surtout des silences.
Lou releva les yeux vers lui, sans sourire. Et dit doucement :
— Tu devrais faire attention à ne pas trop t’y perdre.
Et il comprit, à cet instant précis, qu’elle avait vu quelque chose en lui. Quelque chose qu’il cachait. Pas le secret du sixième. Autre chose. Plus intime. Plus ancien.
Chapitre 7 - Lou
L’appartement de Thomas avait quelque chose d’étrangement confortable. Il était exactement comme dans ses souvenirs, lorsqu’elle avait dû intervenir pour le sauver. Tout était à sa place, mais rien ne semblait vraiment utilisé. Les objets étaient choisis avec soin, les lumières tamisées au bon niveau, les angles arrondis, les textures douces, les couleurs mates. Une perfection tranquille, presque mise en scène.
Elle s’était laissée faire pourtant. Elle était entrée, elle avait accepté le verre, elle s’était installée dans ce canapé à l’assise trop souple, en laissant glisser un regard curieux sur les étagères, les carnets, les disques. Un décor de créateur, mais sans traces. Pas d’usure. Pas de fatigue. Pas de vie trop réelle. Elle écoutait Thomas parler, répondre à Axelle, toujours avec cette distance maîtrisée, ce ton posé, cette manière presque trop fluide de désamorcer les questions. Il ne mentait pas, non. Mais il glissait. Détournait. Décalait. Comme un homme qui connaît les angles morts de la conversation. Et Lou, elle, commençait à le voir. Ce n’était pas un manque de franchise brutal. Ce n’était pas une manipulation frontale. C’était plus subtil. Plus dangereux peut-être.
Elle l’observait, le trouvait beau par instant, dans ses silences, dans ses regards qui cherchaient sans s’imposer. Et pourtant, tout en elle lui criait de ne pas céder à ça. Pas ici. Pas maintenant. Elle se redressa, croisa les jambes, but une gorgée, puis regarda Thomas droit dans les yeux.
— Tu veux nous protéger de quoi, exactement ?
Il resta silencieux un instant. Juste assez pour confirmer ce qu’elle redoutait. Il cherchait du temps. Et Lou n’avait plus envie d’attendre.
Il ne répondit pas tout de suite. Il soutint son regard, mais quelque chose dans ses yeux s’était replié. Un léger retrait, imperceptible pour qui ne savait pas observer. Lou, elle, le vit.
Elle avait appris à repérer ces moments. Les silences qui ne sont pas vides, mais chargés. Les phrases qu’on ne dit pas, non par peur, mais parce qu’on calcule encore leur utilité. Thomas ne cherchait pas ses mots. Il pesait ce qu’il avait intérêt à dire.
— Ce n’est pas de quoi, c’est de qui, finit-il par dire.
Sa voix était douce. Trop douce. Lou s’appuya un peu plus contre le dossier du fauteuil, sans le lâcher des yeux.
— Tu choisis bien tes réponses. C’est toujours un demi-cadre, jamais le champ large. Toujours un coin d’histoire, jamais le tableau entier.
Axelle la regarda brièvement, puis tourna la tête vers Thomas. Lui resta silencieux.
— T’essaies de nous protéger de quoi ? répéta Lou. Ou de qui ? Et pourquoi maintenant, alors qu’on est juste montées devant une porte ?
Thomas soupira. Pas exaspéré. Fatigué. Mais Lou n’était pas dupe.
— Parce que je sais ce que ça fait, dit-il, enfin. Quand on soulève une vérité qu’on n’est pas préparé à porter. Parce que parfois, même les bonnes intentions font plus de dégâts que le secret lui-même.
— Tu parles comme quelqu’un qui a déjà vu ça, murmura Lou.
— J’ai vu ce que ça casse, dit-il. Et ce que ça emporte avec.
Silence. Long. Sourd. Lou baissa les yeux un instant, mais ce n’était pas de la gêne. C’était pour se recentrer. Elle sentit une chaleur familière, celle du malaise maquillé, celle du doute qui se présente comme une évidence. Elle savait. Elle ne savait pas quoi, ni exactement comment, mais elle sentait que Thomas gagnait du temps, qu’il étirait la conversation comme une couverture trop courte sur une vérité trop grande. Et ça, elle ne le tolérait pas. Elle se leva lentement.
— Merci pour le verre.
Thomas se redressa.
— Lou…
— Je crois qu’on va en rester là pour aujourd’hui. Tu dis vouloir nous protéger, mais tu parles toujours comme si c’était à toi de décider de ce qu’on est prêtes à entendre.
Elle tourna la tête vers Axelle, qui semblait moins sûre, plus hésitante. Lou, elle, avait repris tout son aplomb.
— Si t’as quelque chose à cacher, c’est ton problème. Mais moi, j’ai décidé de savoir. Et je ne vais pas attendre qu’on m’en donne l’autorisation.
Elle ouvrit la porte. Thomas ne fit rien. Ne bougea pas. Mais son visage s’était durci, très légèrement. Une tension dans la mâchoire. Un repli dans le regard.
Axelle la suivit, sans mot.
Et quand Lou franchit le seuil, elle se retourna une dernière fois.
— On n’est pas les premières à poser des questions, pas vrai ?
Thomas ne répondit pas.
Lou n’eut pas le temps de faire un pas dans le couloir. La porte venait à peine de se refermer derrière elle qu’un bruit de course fit trembler les marches. Un souffle, des pas pressés. Et soudain, Camille apparut en haut de l’escalier, une main agrippée à la rambarde, essoufflé, les cheveux humides, le regard écarquillé.
— Putain... vous êtes là.
Il parlait vite, trop fort, comme s’il venait d’échapper à quelque chose — ou d’y courir droit.
Il tenta de retrouver son souffle, redressa le torse, lança un regard rapide vers la porte derrière elles.
— Vous étiez chez lui ?
Lou le fixa sans répondre. Axelle, à côté d’elle, dévoila une incompréhension.
— T’as couru ?
— J’ai vu la porte du bas entrebâillée, répondit-il. Et je me suis dit que vous alliez peut-être remonter. Et que…
Il s’interrompit, visiblement à bout de souffle.
Lou ne détourna pas les yeux.
— Et que quoi ?
Camille ouvrit la bouche. Puis la referma.
Il reprit plus bas, sur un ton plus maîtrisé.
— Je voulais juste vous dire un truc. C’est pas que je vous empêche de fouiller, ou d’essayer de comprendre… mais faut faire gaffe avec ce genre d’immeuble.
Axelle croisa les bras, tendue.
— Ce genre ? Ça veut dire quoi, « ce genre » ?
— Y a des gens qui vivent là depuis longtemps. Des arrangements entre voisins. Des trucs pas méchants, mais... faut pas toujours mettre le nez dedans.
Lou sentit son cœur ralentir. Pas par calme. Par concentration. Camille ne bluffait pas. Il paniquait. Et ça, c’était plus parlant que n’importe quel mensonge.
Elle fit un pas vers lui.
— Tu veux dire quoi, exactement, Camille ? Qu’on devrait fermer les yeux ? Ignorer le fait qu’une femme n’a pas donné signe de vie depuis des jours ? Qu’on oublie la lettre, les détails, les signes ?
Il recula d’un pas, comme si les mots étaient plus coupants que prévu.
— Je dis juste que vous êtes nouvelles ici. Que vous savez pas tout. Et que parfois, c’est pas à vous de savoir.
Lou s’arrêta. Elle le regarda longtemps. Très longtemps.
— C’est exactement ce que Thomas vient de nous dire.
Camille tiqua. Un éclair dans les yeux. Un rictus involontaire. Lou l’attrapa au vol.
— Alors soit vous êtes tous les deux en train de protéger quelqu’un… soit vous avez plus à voir là-dedans que vous ne le laissez entendre.
Camille voulut répliquer. Mais rien ne sortit.
Axelle, derrière Lou, posa doucement une main sur son bras.
— Viens. On monte.
Lou ne bougea pas tout de suite. Son regard fixé sur Camille.
Il avait peur. Et cette peur, ce n’était pas celle de se faire prendre. C’était celle qu’on découvre ce qu’il n’a jamais osé avouer.
Les marches avaient été gravies sans un mot. Lou devant, Axelle à quelques centimètres derrière. Elles s’étaient arrêtées sur le palier du sixième, l’une à gauche, l’autre face à la porte.
Quelques secondes plus tard, un mécanisme silencieux, à peine un froissement d’air déplacé, trahit l’ouverture d’une porte, celle de Thomas. Il les rejoignit. Sur le palier du sixième, ils étaient à présent quatre. Lou défia du regard la porte. Thomas s’était arrêté à un pas d’elle, le regard posé au loin, sans chercher les yeux de personne.
Axelle gardait les bras croisés, le dos au mur, plus droite qu’à l’habitude.
Camille observait ses chaussures. Ou la poussière au sol. Ou rien. Une forme de concentration collective, comme si chacun, à sa manière, prenait position dans un moment qui les dépassait.
Chapitre 8 - Lou
Lou pose la main sur la poignée. Elle sent immédiatement que ce n’est pas verrouillée. Pas vraiment. Elle résiste à peine, comme si quelqu’un avait négligé de tourner le loquet. Un détail qu’elle enregistre, sans en tirer de conclusion immédiate.
Elle pousse. La porte s’ouvre dans un silence presque parfait. Pas de frottement, pas de grincement. Elle franchit le seuil sans se retourner. La lumière naturelle filtre à peine à travers les rideaux tirés. L’appartement est propre. Trop propre. Rien ne traîne. Les surfaces sont nues, les objets disposés avec soin. Pas un livre posé sur le canapé, pas une tasse dans l’évier.
Axelle entre derrière elle. Elle observe mais ne dit rien. Son regard fouille vite, comme si elle cherchait un signe immédiat, une réponse visible. Elle reste près de la porte, bras croisés, tendue. Elle ne veut pas s’avancer plus qu’il ne faut.
Thomas ne s’attarde pas. Il reste sur le seuil, les mains dans les poches, les épaules droites mais le visage fermé. Il regarde la pièce sans vraiment l’examiner. Il sait. Cela se sent. Il sait ce qu’ils vont trouver, ou ce qu’il faut éviter.
Camille entre le dernier. Il se poste un peu en retrait, comme s’il hésitait à être là. Son souffle est court. Il regarde le sol, puis les murs, puis rien. Sa présence est nerveuse, comme un fil tendu qu’on a oublié de détacher.
Lou avance. Elle ne touche à rien. Elle passe le salon, inspecte sans fouiller. À sa gauche, une table basse vide. À droite, une cuisine ouverte, propre, ordonnée, trop peu utilisée. Un frigo silencieux. Aucun bruit d’appareil, pas même un tic-tac d’horloge. Juste le silence des lieux qui se sont arrêtés sans l’annoncer.
Elle se tourne vers le couloir. Trois portes. L’une est entrouverte : une chambre. Le lit est fait. Les draps tirés au cordeau. Aucun vêtement. Pas de montre sur la table de chevet. Un espace qui n’a pas servi depuis des jours.
Elle pousse la deuxième porte. Une salle de bain. Tout est en place. Un savon sec, un miroir sans trace. Aucune serviette humide. Aucun parfum de shampooing. Pas même une brosse à dents. Puis elle s’arrête devant la troisième porte. Elle est fermée. Pas verrouillée, non. Mais fermée, posée là comme une évidence qu’on espère invisible. Lou pose la main sur la poignée. Un instant de suspension. Derrière elle, Axelle s’approche. Thomas ne bouge pas. Camille fixe la porte.
Elle l’ouvre. L’odeur les saisit en premier. Furtive, mais reconnaissable. Un mélange de terre, d’humidité contenue, et d’un parfum végétal. Pas envahissant. Mais présent. Vivant. La pièce est plus sombre. Les volets sont fermés, mais des lampes horticoles diffusent une lumière blanche, crue. Au sol, des pots alignés. Des plants encore jeunes, soignés. Une installation discrète, presque artisanale, mais sérieuse. Il n’y a pas de feuilles séchées. Pas de conditionnement. Pas de matériel de revente. Juste une culture en cours.
Axelle entre la première. Elle scanne la pièce du regard. Son visage reste fermé, mais son souffle s’accélère légèrement. Elle comprend ce qu’elle voit, mais cherche ce que cela signifie. Lou la suit. Thomas reste en retrait, dans le couloir, appuyé contre l’encadrement de la porte. Son visage ne trahit rien. Ni surprise, ni gêne. Mais une tension s’installe dans ses épaules.
Lou fait deux pas dans la pièce. Elle ne touche à rien. Elle observe. Les lampes, les pots, les étiquettes manuscrites. Une organisation discrète, claire. Pas un caprice de planteur amateur. Une méthode. Une régularité. Elle repère une caisse en plastique, à demi ouverte, sous une table de culture. Dedans, quelques affaires. Un pull, un carnet, un sachet de graines. Des papiers.
Elle ne fouille pas. Elle se redresse. Elle regarde Axelle. Puis Thomas. Personne ne parle. Mais tout est dit. Elle ne sait pas si c’est l’odeur ou la lumière qui lui donne la nausée. Peut-être les deux. Elle croise brièvement le regard d’Axelle, qui semble hébétée devant les pots.
— C’est donc ça, souffle Axelle. Voilà ce qu’on protégeait.
Personne ne répond. Lou tourne légèrement la tête. Thomas reste dans l’embrasure, bras croisés. Il ne baisse pas les yeux. Il ne nie rien. Il est là. Et il ne s’excuse pas.
— C’est toi ? demande-t-elle, sans hausser la voix.
Il secoue la tête. Un mouvement lent, presque imperceptible.
— Non.
— Mais tu savais, dit-elle.
Nouveau silence dans la pièce. Et ce silence-là est plus éloquent que n’importe quelle défense.
Camille est resté à la porte. Il transpire. Son dos touche le chambranle. Il ne sait plus s’il doit partir ou parler. Lou le remarque.
— C’est à elle, dit-il enfin. À la fille. Celle qui a disparu.
— Et elle est où ?
Un silence.
— Je sais pas. Je te jure, Lou… je sais pas.
Lou avance d’un pas. Elle regarde une des lampes. Puis les pots. Puis elle murmure :
— Personne laisse un business comme ça sans prévenir.
Elle se tourne vers Thomas.
— Alors soit elle s’est planquée.
Elle désigne les affaires.
— Soit elle a été forcée.
Axelle fixe le carnet dans la caisse. Ses bras sont toujours croisés, mais son regard a changé.
— Tu crois que quelqu’un l’a fait taire ? demande-t-elle.
Lou se tût. Elle regarde encore Thomas.
— Tu as intérêt à nous dire tout ce que tu sais. Maintenant.
Il se positionne face à Lou. Et parle. Droit.
— Je n’ai jamais mis les mains dedans.
Il marque une pause.
— Mais je savais.
Lou ne bronche pas. Elle attend la suite.
— Elle est venue me voir il y a huit mois. Elle savait que j’étais discret. Elle voulait un voisin qui regarde ailleurs. Elle avait besoin de ça.
— Et tu l’as aidée, souffle Axelle.
— Non. J’ai fermé les yeux.
Camille baisse la tête. Son silence pèse plus que les mots de Thomas. Il savait aussi. Thomas reprend, sans hausser le ton :
— Je croyais qu’elle maîtrisait. Elle était prudente, méthodique. Elle payait ses charges. Pas un bruit. Pas une plainte. Il montre les installations d’un geste flou.
— Et puis un jour, plus rien.
— Quand ? demande Lou.
— Il y a deux semaines.
Il s’arrête. Regarde à nouveau les plantes. Puis ajoute :
— Le jour où j’ai reçu la clé.
Il glisse la main dans la poche de sa veste. En sort une petite clé plate, usée.
— Pas de mot. Pas d’explication. Juste ça. Glissée sous ma porte.
Lou avance. S’arrête devant lui. Regarde la clé. Puis ses yeux.
— Pourquoi tu ne l’as pas rendue ?
— Parce que j’avais peur de ce que je trouverais si je l’utilisais.
Lou ne sait pas encore s’il ment. Mais elle sait qu’il dit quelque chose de vrai.
Elle marche dans le couloir sans hâte, mais chaque pas est plus lourd que le précédent. Elle descend d’un étage. Puis se tourne. Remonte. Thomas est toujours là, dans l’entrée de l’appartement. Camille ne bouge pas. Axelle, elle, jette un regard à Lou, puis se retire doucement, sans bruit, sans question.
Elle croise le regard de Thomas. Il n’essaie pas de se justifier.
Il la regarde sans défense, et cette fois, elle sent qu’il est prêt à tout dire.
— Tu savais que j’étais là pour ça, murmure-t-elle. Pas pour les photos. Pas pour les voisins. Pas pour une nouvelle vie.
Thomas hoche lentement la tête.
— J’ai compris très vite qui tu étais. Et pourquoi tu étais ici.
Il marque une pause.
— Tu ne te souviens pas d’elle, pas encore. Mais elle t’a connue. Et elle tenait à toi.
Lou fronce les sourcils.
— De qui tu parles ?
Il avance d’un pas. S’arrête. Sa voix reste posée, mais plus chaude.
— La femme qui vivait ici. Celle qui faisait pousser. C’était ta mère biologique.
Le sol se dérobe un instant sous Lou. Elle ne parle pas. Elle ne réagit pas.
Elle absorbe. Thomas poursuit.
— Elle t’a abandonnée. Petite. Elle n’a jamais voulu reprendre contact. Mais elle t’a suivie de loin, à sa façon. Elle savait que tu étais à Paris. Que tu faisais de la photo. Et quand elle a su que tu venais t’installer dans cet immeuble, elle m’a demandé… de te protéger.
Lou recule d’un pas. Les mots frappent fort. Pas violemment. Mais profondément.
— Elle savait qu’elle risquait quelque chose. Que ça allait mal tourner. Elle m’a donné la clé, oui. Mais elle m’a aussi dit de ne pas te parler. De ne rien dire. Juste veiller.
— Et tu l’as fait, souffle Lou. Tu m’as surveillée.
— Non. Je t’ai observée. Et je t’ai laissée avancer. Jusqu’à ce que tu n’aies plus besoin de silence, mais de réponses.
Lou baisse les yeux. Elle ne pleure pas. Elle ne s’effondre pas. Mais quelque chose se fissure doucement. Elle murmure :
— Tu aurais dû me le dire.
— Je sais.
Moment suspendu.
— Elle est morte ? demande-t-elle enfin.
Thomas ferme les yeux un instant. Puis répond, droit.
— Je n’en suis pas sûr. Mais elle a disparu sans laisser une trace. Pas même à moi.
Lou inspire. Longuement. Et comprend que tout ce qu’elle cherchait depuis son arrivée était lié à ce vide ancien qu’elle ne savait pas nommer.
Lou reste debout. Elle ne cherche pas de siège, pas d’appui. Elle veut sentir ses jambes, sa respiration, tout ce qui l’ancre ici, maintenant. Thomas était toujours là. Il la regarde sans chercher à savoir ce qu’elle pense. Il sait qu’il ne peut pas lui demander plus. Et pourtant, dans l’espace entre eux, quelque chose a changé. Pas une tension. Un flottement. Une proximité nouvelle. Comme si, enfin, ils pouvaient se parler à hauteur réelle.
Lou s’approche. D’un pas. Pas plus. Ses bras sont croisés, mais ses épaules se sont relâchées.
— Tu ne savais pas que je l’étais.
— Quoi ?
— Sa fille. Tu ne savais pas. Pas au début.
Il secoue doucement la tête.
— Non.
Un battement.
— Mais j’ai deviné. Assez vite. Y avait quelque chose dans ton regard. Et puis… t’avais cette façon de prendre l’espace, sans bruit. Elle faisait pareil.
Lou cherche encore ce qu’elle ressent. Mais rien n’est clair. Juste un tourbillon discret, une chaleur qui monte malgré elle. Ce n’est pas de la colère. Ce n’est plus de la peur. C’est autre chose. Elle soutient son regard. Longtemps. Et dans ce silence, elle comprend ce qu’elle ne veut pas nommer. Elle s’attache. C’est trop tôt. Trop risqué. Mais c’est là. Et dans les yeux de Thomas, il n’y a plus de secret. Juste un aveu sans mot : Je suis là. Pour toi. Depuis le début.
Épilogue
Un an plus tard…
Le ciel est pâle, chargé de nuages sans pluie. Une lumière sèche tombe sur la façade de l’immeuble, toujours grise, toujours debout, avec ses volets un peu penchés et ses balcons en fonte trop étroits pour servir.
Lou appuie son vélo contre le mur. Elle monte à pied. Elle ne prend plus l’ascenseur.
Les marches ne lui coûtent rien. Elles sont devenues familières. Presque un rythme. Au quatrième, elle entre sans bruit. Son appartement n’a pas changé, ou si peu. Quelques cadres en plus. Une plante qui tient bon. Un rideau neuf. Elle pose son sac, retire sa veste, ouvre la fenêtre.
Là, sur la table, un tirage. Noir et blanc. Un portrait. Flou, volontairement. Le profil d’une femme. Elle ne sait pas si c’est elle. Ou sa mère. Peut-être les deux. Une voix douce retentit derrière la cloison.
— Je mets de l’eau à chauffer ?
Lou esquisse un sourire. Thomas vit encore au cinquième. Mais depuis quelques mois, il descend plus souvent. Il ne reste pas. Il ne s’impose pas. Mais il revient.
Elle ne répond pas tout de suite. Elle regarde la photo. Puis finit par dire :
— Oui. Juste un peu.
Dans la cuisine, l’eau commence à frémir. Lou allume la radio. Un peu de jazz ancien. Un son flou, granuleux. Elle pense à Camille. Parti vivre à Lyon. Pas de nouvelle depuis Noël.
À Axelle, qui passe encore parfois, le dimanche matin, pour parler de tout et surtout de rien. Et puis elle pense à l’appartement du sixième. Toujours vide. Toujours en vente.
Personne ne veut y vivre. Elle y monte parfois. Juste pour vérifier. Il n’y a plus rien. Plus de lumière. Mais elle ne peut pas s’en empêcher. Elle croit encore, parfois, qu’il reste un détail à trouver.
Vous avez apprécié cette lecture ? N’hésitez pas à partager ce site avec un(e) ami(e), un collègue, un membre de votre famille ou toute autre personne afin de donner de la visibilité à ce projet et d’encourager la diffusion de livres gratuits.
L’espace Club de lecture (ouverture prochaine) vous permettra d’échanger vos ressentis, remarques et appréciations avec d’autres lecteurs.
Pour ne pas manquer la prochaine lecture du mois, abonnez-vous à la newsletter ci-dessous :