LECTURE DU MOIS DE MAI
LOIN DU LIKE
Un roman de Kathia Hofinmark
Ana, 29 ans, est influenceuse lifestyle. Santé, beauté, productivité, elle incarne la femme parfaite sur Instagram, TikTok et YouTube. Sponsorisée par des marques, sollicitée en conférences, elle est suivie par plus de 800 000 personnes.
Mais derrière les filtres : insomnies, anxiété, isolement, perte de sens.
Jusqu’au jour où son corps lâche : crise de panique en live.
Après cet épisode humiliant, elle disparaît des réseaux. Sans prévenir ses abonnés ni ses agents, elle part s’isoler dans une maison au bord de la mer, sous un faux nom.
Son objectif : ne plus être regardée.
Mais dans ce silence, elle va devoir affronter ce qu’elle fuyait : qui est-elle sans son image ? Que veut-elle vraiment ?


Chapitre 1
Un soir comme un autre
Je m’applique sur les dernières retouches de mon maquillage, penchée au-dessus du miroir de la salle de bain. Un peu de correcteur sous les yeux, un voile léger sur le front. J’essaie de donner l’impression d’être fraîche alors que je me sens épuisée. La lumière crue au-dessus de moi révèle des ridules que je m’efforce d’ignorer.
Je tapote l’highlighter sur l’arête de mon nez, rapidement. Dehors, un klaxon bref. Mon téléphone vibre sur la table du salon. Le taxi est là. Déjà ? Je range mon maquillage à la hâte, en poussant tout dans la trousse zippée. Dans l’entrée, j’enfile mes talons d’une main, en tenant ma robe de l’autre pour ne pas la froisser.
Je passe la main dans mes cheveux, regarde l’heure, inspire profondément. Je n’ai pas envie d’être en retard. Pas ce soir.
Dans la voiture, je laisse ma tête aller contre la vitre froide. Les rues défilent dans la nuit de Paris. Tout est flou. Tout va vite. Je pense aux autres qui vont être là ce soir. Aux regards, aux sourires forcés, aux conversations creuses.
Le monde de l’influence, c’est comme un grand bal costumé où personne ne veut danser vraiment. On fait semblant. On s’admire du coin de l’œil. On compare les chiffres dans nos têtes. Je sais tout ça, mais je souris quand même. Parce que ce soir, c’est Yves Saint Laurent qui m’a invitée.
Mon cœur se serre légèrement, pas de stress, juste… un mélange d’excitation et de fierté. Petite, je découpais les publicités YSL dans les magazines que ma mère laissait traîner sur la table basse. Je collais ces images dans un cahier à spirales, persuadée qu’un jour, ma vie ressemblerait à ces photos dorées.
Ce soir, j’y suis. Je fais partie de ce monde. Même si une partie de moi sait que ce n’est pas vraiment moi. Le taxi s’arrête devant l’hôtel particulier. Une façade blanche, majestueuse, baignée dans une lumière dorée. À l’entrée, des hôtesses habillées tout en noir accueillent les invités avec des sourires crispés.
Je sors, ajuste ma robe. Mes talons claquent légèrement sur les dalles en pierre.
À l’intérieur, tout est parfait. Trop parfait. Des moulures au mur, des compositions florales blanches alignées avec une précision chirurgicale. Un parfum doux flotte dans l’air, presque étouffant. Le DJ mixe en fond sonore. Un tempo lent, discret, qui épouse le murmure constant des conversations. Je reconnais quelques visages au premier coup d’œil. Des influenceuses mode, tirées à quatre épingles, des acteurs de séries télé, quelques mannequins raides comme des statues. On s’embrasse sans se connaître vraiment. On fait semblant de se réjouir de se retrouver. Je souris, je ris. Je prends la pose devant un mur de roses blanches estampillé du logo YSL. Deux, trois photos pour Instagram. C’est automatique. Mon sourire aussi.
Je me saisis d’une coupe de champagne tendue par un serveur en smoking. Je la tiens entre mes doigts sans vraiment y toucher. Autour de moi, tout est beau. Tout est lisse. Je fais quelques stories. Un plan large de la salle, un selfie devant le miroir doré des toilettes. “Merci YSL pour cette soirée magique.” Trois cœurs blancs. Trois émojis étoiles.´Je regarde l’heure discrètement. Déjà 21h13. Je dois rentrer. Le live m’attend.
Sur le chemin du retour, dans la voiture, la fatigue me tombe dessus d’un coup. Comme une chape. Je fais défiler mes notifications sans vraiment lire. Des likes. Des cœurs. Des commentaires. Toujours les mêmes mots.
“Magnifique.” “Iconique.” “Queen.”
Je ne ressens rien. Ou plutôt, je ressens une lassitude immense, sourde, contre laquelle je n’ai pas la force de lutter. À peine arrivée, j’enlève mes talons à la volée, les abandonne dans l’entrée. Je file dans ma chambre. Le ring-light est déjà en place, le téléphone posé sur son trépied. Je m’attache les cheveux, passe un peu d’eau sur mon visage, tapote mes joues. Juste pour avoir meilleure mine.
J’ouvre Instagram. Je clique sur “Démarrer le live”. Tout de suite, les petits cœurs jaillissent sur l’écran. Les “Coucou Ana”, “Trop belle ce soir”, “On a hâte de tout savoir” inondent le chat. Je dis bonsoir d’une voix douce. Je raconte ma soirée YSL, je parle de mon prochain projet, d’une collaboration que je tease sans trop en dire.
Je réponds aux questions qui défilent.
“Ta robe vient d’où ?”
“Quand repars-tu en voyage ?”
“Quelle est ta prochaine collab ?”
Je parle, je souris, je meuble. Je me répète un peu, mais personne ne semble s’en apercevoir. Je fais ce que j’ai appris à faire : paraître disponible, lumineuse, légère. Puis, au milieu des questions, une phrase surgit.
“Tu es vraiment heureuse ?”
Je la lis sans y prêter attention d’abord. Je continue de parler. Je réponds à une autre question. Mais elle reste là. Comme une écharde sous la peau.
“Tu es vraiment heureuse ?”
Je sens une chaleur envahir mon visage. Mes mains tremblent légèrement. Je prends une inspiration discrète. Je souris. Encore. Toujours.
Les mots commencent à m’échapper. Je dis n’importe quoi, je passe d’un sujet à l’autre. Je ne contrôle plus rien. Je vois les commentaires ralentir. Certains s’inquiètent.
“Ça va Ana ?”
“Tu as l’air bizarre…”
“Détends-toi queen.”
Je ne peux plus parler. Tout se mélange. La lumière du ring-light m’éblouit. Mon reflet dans le petit cadre vidéo me semble loin. Je tends la main. Mes doigts glissent un instant sur l’écran. Il commence à faire tout noir. Je suffoque. J’essaie de rassembler mes dernières force pour cliquer sur “Terminer le live.”
L’écran devient noir. Mon esprit aussi. Je m’allonge sur le lit sans réfléchir. Mon corps pèse lourd, comme s’il avait abandonné toute volonté de bouger.
Le temps me semble suspendu. Je ne sais pas si quelques minutes ou plusieurs heures s’écoulent. Tout est trouble. Suis-je réellement en train de faire un malaise ? L’ai-je vraiment fait devant mes abonnés ? Oh mon Dieu. Comment est-ce possible ?
Je reste là, inerte, incapable de formuler autre chose que cette même boucle de questions vides. À un moment, je sens mes doigts picoter légèrement. Mes paupières sont pesantes. Mon souffle est court mais lentement, il s’apaise.
Je cligne des yeux. Une fois. Deux fois. Peu à peu, les contours de la pièce reprennent forme autour de moi. Le plafond au-dessus de ma tête m’apparaît, flou d’abord, puis un peu plus net. Cette couleur terracotta, chaude, enveloppante, que j’avais choisie avec tant de soin. Je me souviens des heures passées à hésiter entre des dizaines d’échantillons.
Je me souviens m’être dit que ce plafond deviendrait ma signature. Mon décor de live. Et maintenant, allongée là, face à cette teinte familière, je n’arrive même plus à trouver du réconfort dans ce que j’ai construit.
Je reste allongée, incapable de bouger, le regard perdu quelque part entre le plafond et mes propres pensées. Le téléphone est posé à côté de moi, éteint. Le ring-light, toujours allumé, éclaire la pièce d’une lumière blanche, crue, presque agressive. Je suis seule. Et pour la première fois depuis longtemps, je sens que quelque chose en moi vient de lâcher.
Plus rien à montrer
Je suis restée ici, sans bouger, aussi longtemps que je m’en souvienne. Le lit a épousé la forme de mon corps. Le drap est froissé sous moi comme si lui aussi avait abandonné. Je ne sais pas depuis combien de temps je suis là. Peut-être quelques minutes. Peut-être plus. Le temps n’a plus la même texture.
J’écoute. Il n’y a que le bruit du radiateur qui craque quelque part dans l’appartement. Et le grincement à peine perceptible du bois sous le chauffage. Dehors, Paris continue sûrement de tourner. Ici, tout est différent. Je n’ai pas envie de bouger. Je sens la couverture qui pèse sur mes jambes, mon bras replié sous ma tête. Je sens le contact du tissu contre ma peau, l’air tiède autour de moi. Mon corps est là. Ma tête, un peu moins. Tout semble ralenti, étiré, suspendu. Je me concentre sur ma respiration. Pas pour me calmer. Juste parce que c’est tout ce qu’il reste à faire.
Dans la pièce, chaque détail est à sa place. La table de chevet en bois clair, le livre soigneusement posé dessus, un carnet à la couverture neutre. La lampe design aux lignes fines. Les coussins beiges et rouille parfaitement empilés au pied du lit. Tout respire l’ordre, la douceur, le minimalisme élégant. Une pièce chaleureuse, mais sans excès. Pensée pour donner envie. Pensée pour refléter le goût, la simplicité étudiée. Pensée pour dire silencieusement : regardez comme ma vie est harmonieuse.
Je sais exactement pourquoi j’ai choisi chaque chose ici. Chaque meuble, chaque objet, chaque couleur a été sélectionné pour composer une image. Pas pour moi. Pour les autres. Pour paraître calme. Pour paraître accomplie. Pour paraître heureuse. Même ici, dans mon propre lit, je vis à l’intérieur d’une vitrine. Et ce soir, tout cela sonne creux. Désert. Je repense au live. À mon visage dans le petit carré en haut de l’écran. À ce sourire forcé, que je connais par cœur. À mes réponses précipitées, mes anecdotes prémâchées. À la voix que j’ai utilisée, légère, rieuse, pleine d’assurance. Celle que j’ai fabriquée, polie, affinée au fil des années. Pendant longtemps, ça avait suffi. Un sourire bien placé. Une répartie rapide. Une dose calculée de “naturel”. Mais ce soir, non. Ce soir, tout ça s’est effondré. Pas d’un coup. Pas sous l’effet d’un événement brutal. Juste… parce que je n’avais plus assez d’air pour faire semblant.
Je sens que ce n’est pas un incident isolé. Pas une mauvaise soirée, pas une crise à oublier. C’est plus profond. Plus ancien. Quelque chose en moi qui a lâché pour de bon. Je ne suis plus capable de jouer. Même si je le voulais, je crois que je n’y arriverais plus.
L’idée me traverse l’esprit sans prévenir. Effacer. Tout effacer. Supprimer mon compte Instagram. Faire disparaître mes vidéos, mes posts, mes stories alignées comme des trophées. Couper le lien. Redevenir invisible. Juste imaginer cette possibilité m’apaise, un instant. Un vide doux, presque léger, remplace le poids qui me serre la poitrine depuis des mois. Mais presque aussitôt, une autre pensée surgit. La peur. Que resterait-il de moi, si je disparaissais de là ? Si personne ne voyait ce que je fais, qui serais-je encore ?
Je ferme les yeux, comme pour chasser l’idée. Pas ce soir. Pas maintenant. Je n’ai pas la force de tout démolir. Pas encore. Mais la graine est plantée. Et je sais qu’elle va pousser.
Je me surprends à imaginer quelqu’un tombant sur mon profil, quelqu’un qui ne me connaît pas, un regard extérieur, neutre, qui parcourrait mes photos sans chercher à comprendre au-delà de ce qui est montré. Des portraits lumineux, des voyages aux couleurs éclatantes, des collaborations avec des marques prestigieuses, des citations inspirantes soigneusement choisies pour paraître naturelles. Un compte propre, maîtrisé, vivant. À travers leurs yeux, je vois ce que j’ai construit : une version lisse de moi-même, une vie qui donne envie, une histoire sans accrocs, pleine de sourires et de réussites.nUne image calibrée, pensée pour séduire, pour apaiser, pour rassurer. Rien ne dépasse, rien ne dérange. Chaque photo raconte une histoire précise, chaque phrase cherche à plaire.
Et plus je m’y attarde mentalement, plus je ressens ce fossé béant entre ce que je montre et ce que je suis devenue.nEntre l’image qui continue de s’afficher, là-bas, sur les écrans, et moi, étendue ici, incapable de jouer le jeu une minute de plus.
Je n’ai pas menti, pas vraiment. J’ai seulement taillé, poli, effacé ce qui aurait pu troubler le tableau. Je me rends compte que je ne me reconnais pas dans ce que les autres voient. Que ce visage, ces sourires, ces légendes si bien écrites, ne sont plus les miens depuis longtemps. Un jour, sans m’en apercevoir, j’ai cessé d’être Ana. Je suis devenue son reflet. Dans ma tête, les images de ma vie publique défilent, comme un vieux film dont je ne reconnais plus l’héroïne. Je sens, sans vraiment réfléchir, que je ne peux pas continuer comme avant, que même si je le voulais, quelque chose en moi s’est déplacé, irrémédiablement. Le vernis a craqué. Il est trop tard pour le recoller. Sans bruit, je tends la main vers mon téléphone, le retourne, hésite un instant. Puis je l’éteins complètement, d’un geste simple, presque solennel. L’écran se vide pour de bon, sans bruit, sans drame. Je ne sais pas si je le rallumerai demain, ou après-demain, ou plus tard encore. Je ne veux pas y penser. Ce soir, tout ce que je sais, tout ce que je peux supporter, c’est de le faire taire. Je le glisse doucement dans le tiroir de ma table de nuit, referme instantanément. Ouf, soulagement. Je me sens un peu plus légère. La nuit m’a emportée sans rêve, sans lutte, dans un sommeil réparateur. Quand j’ouvre les yeux, la lumière pâle du matin traverse les rideaux en lin. Pas de vibration, pas d’alerte, pas d’attente.
Je me redresse pour marquer le début de cette nouvelle journée. Paris est magique mais j’ai besoin de prendre le large. Je veux retrouver cet endroit que j’avais effleuré il y a longtemps, presque oubliée depuis. Un coin de terre à l’écart du monde, au bord de l’eau, dans cette région où les collines se penchent doucement jusqu’à la mer. Je revois les chemins de sable, les volets décolorés, l’odeur du sel dans l’air chaud. Je me revois marcher pieds nus, longtemps, sans que personne ne sache où je suis.
Je veux retourner là-bas. Où personne ne m’attend. Où rien n’est prévu pour être photographié. Je sais déjà ce que je vais faire. Je vais louer une petite maison, simple, sans prétention. Je vais emporter le strict nécessaire et couper ce qui me rattache à ce que je suis devenue.
Chapitre 2
Chapitre 3
Avec ou sans freins
Je m’installe devant mon ordinateur, sur le coin de la table de la salle à manger. Je prends une grande inspiration, ouvre le navigateur, et tape, sans vraiment réfléchir, le nom de l’endroit que j’ai gardé dans un coin de ma tête. Je choisis un site simple, sans filtres criards, sans slogans publicitaires. Pas besoin d’un hôtel cinq étoiles. Je cherche quelque chose de petit, de vrai. Un lieu qui n’a rien à prouver à personne.
Quelques clics. Je repère une petite maison, à deux pas de la mer. Deux pièces. Une cuisine minuscule. Un vieux poêle à bois. Les photos sont sombres, prises sans effort. Les rideaux sont passés par le soleil. Les murs sont bruts, irréguliers. Rien d’instinctif à montrer, tout à ressentir. C’est exactement ce qu’il me faut. Je réserve sans hésiter. Pas de commentaire à lire, pas de note à vérifier. Ce que je vois suffit. Je sais que ce sera assez. Quand la confirmation s’affiche à l’écran, je ferme doucement l’ordinateur. Que l’aventure commence.
Partir avec le strict minimum pèse tout de même son poids. La valise grince contre le sol tel un vieil animal fatigué. Dans le hall désert, je jette un dernier regard vers l’intérieur de l’immeuble, vers ces murs beiges que je ne reverrai peut-être pas de sitôt. Le taxi est là, fidèle au poste, moteur allumé.
Le chauffeur descend à moitié pour m’aider à mettre la valise dans le coffre, mais je la soulève moi-même sans un mot. Je n’ai pas envie de parler. Pas envie d’échanger les banalités habituelles. Il me jette un rapide coup d’œil dans le rétroviseur.
— Destination ? demande-t-il d’une voix rauque.
Je serre la poignée de mon sac, penchée légèrement vers l’avant.
— La gare Montparnasse, s’il vous plaît.
Il hoche la tête sans rien ajouter, enclenche la première, et nous démarrons dans un crissement léger de pneus mouillés. À la gare, je récupère mon billet, traverse le hall sans m’arrêter devant les cafés, les boutiques, les publicités criardes. Dans le train, je m’installe près de la fenêtre.
Pas de livre, pas de musique. Je laisse mon regard se perdre dans le flou du paysage, dans la succession lente des champs, des forêts, des villages minuscules. Le bruit régulier des rails devient une respiration de fond. Le voyage n’est pas spectaculaire.
Quelques heures plus tard, la gare où je descends est minuscule, presque vide. Un banc en bois, un distributeur de boissons, un chat endormi sous un panneau d’affichage. Je tire ma valise sur le trottoir craquelé, respire l’air du dehors. Il sent la terre humide et le vent salé. Un homme m’attend, adossé à une vieille voiture poussiéreuse. Pas de pancarte avec mon nom, pas de sourire commercial.
Juste un signe de tête, un geste pour charger la valise. Nous ne parlons presque pas pendant le trajet. À mesure que nous avançons, les routes se rétrécissent, les maisons deviennent rares, le ciel s’élargit. Je vois la mer apparaître au loin. Quelques virages encore, et nous y sommes.
La maison est là, toute petite, presque bancale, accrochée au bout d’un chemin de terre. Les volets bleus sont écaillés par le sel, la porte grince un peu quand je l’ouvre. À l’intérieur, tout est simple : un sol en terre cuite, des murs blanchis à la chaux, une cuisine minuscule, un canapé râpé, une table en bois marquée par le temps. Il fait frais. Ça sent le vieux tissu, le bois, l’iode.
Je pose ma valise dans l’entrée, fais le tour de la maison effleurant les meubles du bout des doigts, comme pour apprivoiser les lieux. Je n’ai pas besoin de tout déballer. Je sors juste un pull, un carnet, un livre, que je pose sur la table. Puis j’ouvre en grand toutes les fenêtres. Le vent entre aussitôt, vif, odorant, plein de vie. Je m’assieds dans le courant d’air. Que ça fait du bien !
Le calme me berce doucement, m’enveloppe, me lave de ces mois passés à tout montrer, tout raconter, tout vendre. J’allais fermer les yeux, me laisser complètement glisser dans ce vide apaisant, quand des éclats de voix me parviennent du chemin en contrebas. Des rires, légers, rapides. Je tourne légèrement la tête, sans vraiment bouger, juste assez pour voir. Ils sont quatre. Deux filles, deux garçons. Jeunes, insouciants, bruyants sans être agressifs. Leurs pas frappent la terre sèche. Je devine des sacs à dos jetés négligemment sur leurs épaules, des cheveux en bataille, des chaussures pleines de sable. Ils passent juste devant la maison, sans la regarder, sans ralentir, comme si elle n’existait pas. Pendant quelques secondes, leurs voix, leurs rires, leur mouvement envahissent l’air tranquille autour de moi. Puis ils s’éloignent, emportant avec eux ce morceau d’énergie que je n’avais pas demandé. Je reste là, un peu dérangée, un peu vide. Le calme est revenu, mais quelque chose a changé dans l’air. Je m’adosse un peu plus contre le dossier de la chaise, ferme les yeux quelques secondes, comme pour effacer leur passage.
La faim est là, bien présente, impossible à repousser cette fois. L’estomac proteste avec une constance agaçante. À contre-cœur, je me redresse. Quelques clics rapides sur Google. La supérette la plus proche : cinq kilomètres. Pas grand-chose. Pas énorme non plus sans voiture. Pas le choix. Il faudra trouver un moyen d’y aller.
Dehors, l’air est plus tiède que je ne l’avais imaginé. Le silence de la campagne semble encore plus présent une fois passée la porte. Je contourne la maison, inspecte les alentours, sans trop y croire. Un vélo apparaît, abandonné contre le mur arrière, à moitié caché sous une bâche. Le guidon branlant, les roues hésitantes, mais il tient debout. C’est suffisant. Je pousse la carcasse métallique jusqu’à la cour. La selle grince sous mon poids. J’aurais pu être vexée. Les pédales répondent avec retard, dans un concert de grincements fatigués.
Le chemin longe la mer, déchiré par les vents. Pas de voiture, pas de passant. Rien que la terre, les buissons secs, et le souffle régulier du vent contre mes joues. Je pédale lentement, concentrée sur le mouvement plus que sur la destination.
Chaque coup de pédale tire un peu plus sur mes muscles endormis. Les séances de Pilates hors de prix n’ont pas fait leur effet. Le vent siffle dans mes oreilles. Quelques oiseaux invisibles crient quelque part dans le ciel. Je laisse les pensées s’éloigner, emportées avec la poussière du chemin. La mer n’est pas loin. Son odeur colle à la peau, se mêle à l’air tiède que j’avale à grandes goulées.
Les jambes brûlent légèrement, mais ce n’est pas désagréable. C’est même presque rassurant, ce rappel que je suis encore là, dans mon corps, dans ce monde. Le village finit par apparaître, timide derrière une rangée de maisons basses. Le vélo s’écrase mollement contre le muret. Tant pis. De toute façon, il avait l’air de demander grâce depuis le premier mètre. La supérette est minuscule, posée là comme une mauvaise blague. Un store délavé s’agite au-dessus de la porte pour prévenir que l’expérience ne sera pas glamour. J’entre. La clochette tinte avec l’énergie d’une fête ratée. À l’intérieur, une odeur de carton humide, de fruits à l’agonie et de vieille climatisation me saute au nez. Charmant.
Personne ne me regarde. Parfait. Je peux continuer à jouer à l’inconnue de passage. Je saisis un panier cabossé qui semble aussi fatigué que le vélo. Il grince en protestant contre l’effort. On est deux. Pas la peine de faire une liste de courses ambitieuse. Quelques pâtes, un paquet de riz, trois tomates cabossées mais courageuses. Un bout de pain sous plastique. Dans un rayon frigorifique qui gémit à intervalles réguliers, je déniche un morceau de fromage dont la date de péremption préfère rester floue. On vivra dangereusement. Le panier pèse déjà une tonne.
À croire que les sacs en plastique alléchants à l’entrée sont en fait des parachutes en devenir. À la caisse, une femme m’observe vaguement d’un œil qui a vu passer mille clients, et aucun qui valait vraiment la peine de lever la tête. Elle scanne les articles avec une lenteur méditative. Je me demande si elle est payée à la pièce ou à la minute. Quelques billets échangés, un vague “merci”, et me voilà dehors, lestée de trois sacs fins comme du papier à cigarettes. Le vélo m’attend, résigné. On va rentrer ensemble, comme deux vieux complices au bout du rouleau. Je m’apprête à l’atteindre quand une voix m’interpelle, tout près.
— J’espère que vous avez prévu des freins solides.
Je me retourne. Un garçon, pas beaucoup plus âgé que moi, les cheveux en vrac, un vieux sweat autour de la taille. Sourire tranquille, regard amusé. Son vélo est posé juste à côté du mien, tout aussi mal en point. Je laisse échapper un sourire, mince, presque involontaire.
— On verra ça en bas de la côte.
Il rit, léger, sans insister. Déjà il remet son casque d’un geste désinvolte, enfourche son vélo et s’éloigne sans un mot de plus. Je reste là quelques secondes, les sacs ballants dans les mains, à regarder son dos s’éloigner sur le chemin cabossé. Le vent s’engouffre dans mes cheveux, soulève un peu la poussière. Je m’arrache à l’instant, rattache mes sacs aussi bien que possible, et grimpe sur mon vélo branlant. Direction la maison. Avec ou sans freins.
Chapitre 5
Petits pains du matin
Un tintement glisse à travers la maison, franchit le seuil de la chambre et atteint mes paupières encore collées. Je reste allongée une seconde de plus, dans cet entre-deux brumeux où tout paraît encore irréel. Puis un second coup, plus bref. Je me redresse lentement, chaque muscle protestant d’une inertie lourde. Mes pieds touchent le sol froid. Je tâtonne, attrape un gilet froissé au bord du lit, descends l’escalier sans bruit.
Quand j’entrebâille la porte, le soleil de fin de matinée m’agresse d’un coup, vif, inattendu. Et Romane est là. Short en jean, pull large, les cheveux en désordre, et me montre ses dents d’un blanc éclatant. Dans ses mains, un sac en papier brun, gonflé de petits pains encore tièdes.
— Je me suis dit qu’un vrai petit-déj, ça passait mieux qu’un texto, lance-t-elle simplement.
Je reste plantée là, défaite, sans maquillage, les traits encore froissés de la nuit. Elle ne semble pas y prêter attention. Elle agite un peu le sac.
— J’ai pris trop. Si tu veux partager…
Une fraction de seconde, j’hésite. Tout en moi voudrait décliner, trouver une échappatoire, refermer la porte doucement sur l’extérieur. Mais il y a ce parfum subtil, celui des viennoiseries encore tièdes, mon péché mignon. Et surtout, il y a ce visage lumineux qui me captive.
— Entre, murmuré-je, presque surprise par ma propre voix cassée du réveil.
Elle s’installe à la table comme si elle l’avait toujours connue, déballe les petits pains, les aligne soigneusement sur une assiette ébréchée trouvée dans le placard. Je la regarde faire, flottant à moitié dans mon propre salon, comme une invitée chez moi.
— T’as du café ? demande-t-elle en ouvrant un placard au hasard.
Je hoche vaguement la tête, cherche la boîte, tends les bras sans trop réfléchir. Mes gestes sont maladroits, mais elle ne relève rien. Elle bavarde à moitié, sur tout, sur rien : la météo, une anecdote au port.
Je m’assieds face à elle, un petit pain entre les doigts, encore chaud, encore croustillant. Le beurre fond doucement, le sucre craque sous la dent. Et dans ce moment suspendu, je sens quelque chose d’infime bouger sous la surface : un fragment de moi, à peine perceptible, qui se rappelle qu’être là, assise, à partager un café, peut parfois suffire.
Romane parle encore, raconte une histoire sur un voisin bizarre et son chien qui aboie à chaque voilier. Elle rit toute seule, s’amuse, picore un petit pain. Mon esprit s’échappe, glisse ailleurs, vers rien de précis. Les mots de Romane deviennent des sons ronds, légers, sans accroche. Le battement de la montre au poignet. La lumière qui frappe la table. Le bord effrité de l’assiette. Tout, sauf ici. Soudain, Romane s’interrompt, penche la tête légèrement, ses yeux clairs fixés sur moi.
— T’es où, là ? demande-t-elle sans sourire, sans moquerie.
Je sursaute intérieurement, cherche une réponse, ouvre la bouche, referme. Comment me sortir de cette situation ? Comment expliquer à quel point je me sens au bout du rouleau. Elle pose doucement sa tasse, sans insister, attrape son sac, se lève d’un geste fluide.
— Va t’habiller, dit-elle simplement. On bouge.
— On… où ?
Romane lève ses mains.
— Tu verras. Tu fais me confiance, non ? Viens, on va rejoindre les autres. Ça te fera du bien.
Les autres ? J’hoche vaguement la tête, sans bien savoir si c’est un oui ou un « je ne sais pas dire non ».
— Allez, dit-elle en tendant la main. On t’embarque. Pas besoin de réfléchir. Juste marcher.
J’ignore si j’en ai envie ou si je suis vraiment prête. Mais mes jambes avancent, malgré elle, et c’est déjà un pas. Cette fille sortie de nulle part, avec ses rires faciles, ses propositions simples. Je ne sais pas comment dire non. Mais je ne sais pas non plus comment dire oui. Alors je monte m’habiller, sans réfléchir.
Quand j’ouvre la porte, Romane est là, assise sur le muret, les bras posés sur ses genoux, un sourire déjà accroché au visage.
— Prête ? fait-elle en se relevant d’un bond.
On se met en route. Romane parle de ses amis, de ce qu’ils font l’après-midi. Je hoche la tête, je murmure parfois un “ah oui” ou un “d’accord”. Je ne sais pas comment me placer dans cette histoire. Au bout d’un virage, ils apparaissent : les quatre jeunes aperçus le premier jour. Deux filles, deux garçons, exactement comme je les avais mémorisés, mais plus vivants, plus proches. Ils rient fort, chahutent un peu, l’un d’eux s’amuse à jongler maladroitement avec trois galets. Elle m’entraîne vers eux, une main effleure mon dos.
— Hé, les gars, je vous présente Ana. Elle vient d’arriver ici. Elle est cool, soyez gentils.
Mes joues se mettent à se colorer. Ils me lancent des “salut” joyeux, des “bienvenue” spontanés. Je m’assois sur le sable, à côté d’eux, les bras serrés autour de mes genoux. Le vent fait danser les cheveux devant mes yeux. Je laisse faire. Pour la première fois depuis longtemps, je me contente d’être là, au milieu d’inconnus, sans devoir raconter, sans devoir prouver. Je me laisse porter. Un peu à côté, un peu dedans. C’est flou. Mais c’est doux. On s’installe tous les six, éparpillés sur le sable. Ils parlent vite, rient fort. Le garçon aux galets continue à jongler, rate, fait rire tout le monde. Je le regarde timidement, glisse quelques mots, mais surtout, j’observe. Romane me jette parfois des petits regards complices, comme pour vérifier que je tiens le coup.
— Et toi, Ana, t’es d’où ? demande l’une des filles, brune, les yeux pétillants, les jambes croisées sous elle.
Je cherche mes mots. Paris, évidemment. Mais dire « je suis influenceuse à Paris » me semble soudain ridicule.
— De Paris, je finis par dire. J’avais besoin de… changer d’air.
Ils hochent la tête, sans insister. Pas un regard appuyé, pas un “ah, Paris !”. Rien.
— Tu fais quoi, là-bas ?
La question fuse, naturelle. Je sens mon cœur ralentir, ma langue peser. Je cherche une réponse. “Je bosse sur les réseaux, j’ai huit cent mille abonnés.” Non. Pas ça.
— Un peu de communication, un peu de… création, je murmure, évasive.
Ils acquiescent. Pas de réaction. Pas d’étincelle dans les yeux. Personne ne me connaît. Personne ici ne sait qui je suis en ligne. Ou plutôt, qui je prétends être.
— Moi je déteste Instagram, lâche soudain le garçon aux galets, en secouant ses cheveux.
Je me marre doucement. C’est la première fois depuis longtemps qu’une telle phrase me fait sourire.
— Pareil, ajoute la fille brune. Je crois que j’ai jamais eu de compte, même au lycée.
— Trop de prise de tête, renchérit un autre.
— Trop de faux-semblants, complète Romane, en me lançant un regard doux, pas accusateur.
— Vous avez de la chance, je murmure.
Ils me regardent, surpris, mais sans creuser. Ils laissent passer. Et je les en remercie intérieurement. Ils parlent d’autre chose. Un projet de fête sur la plage, un vieux bar qu’ils aiment, une virée en bateau qu’ils prévoient. Je reste là, à les écouter, à me laisser bercer par cette énergie sans enjeu, sans calcul. Pour la première fois, je ne suis pas “Ana l’influenceuse”. Je suis juste Ana. Et je découvre que je ne sais plus très bien ce que ça veut dire.
Je ne parle presque pas, mais étrangement, ça ne dérange personne. Ils vivent, et je les regarde vivre. À un moment, la fille brune (elle s’appelle Lila, je crois) se tourne vers moi, un sourire large :
— Tu viens ce soir, Ana ? On fait une soirée tranquille sur la plage, avec de la musique, un feu. On ramène à boire, des guitares, des bêtises. Ça te dit ?
Je reste figée une seconde. Je ne m’y attendais pas. Je cherche une excuse. La fatigue ? Le besoin de calme ? Le fait que je ne les connais pas ? Mais à la place, je me surprends à dire, presque trop vite :
— Oui… pourquoi pas.
Romane me lance de nouveau un regard complice, comme si elle savait déjà que je dirais oui. Ils reprennent leur discussion, planifient l’heure, les détails. Moi, je reste là, dans mon petit silence intérieur, à sentir le sable entre mes doigts, à écouter.
La nuit est tombée vite. La plage s’est vidée de ses promeneurs, ne reste plus que l’odeur du sable frais, la rumeur sourde des vagues, et, un peu plus loin, une lumière tremblante, orangée. Le feu. Je l’aperçois en descendant le sentier, mes baskets crissant sur les cailloux.
Les voix résonnent déjà. Je distingue les silhouettes, les mouvements flous, les bras qui se lèvent, une guitare qui grince maladroitement. Romane m’a envoyé un message pour dire « Viens, quand tu veux ».
Quand j’arrive, ils m’accueillent avec des cris légers, des « Hey ! », des mains levées, des grands gestes. Je tends maladroitement la bouteille, qu’ils attrapent avec enthousiasme.
Je m’assois un peu à l’écart, sur un plaid étalé sur le sable. Romane me fait un clin d’œil. Elle joue déjà aux cartes avec Lila, concentrées et moqueuses. À côté, un garçon que je n’ai pas encore identifié vient s’asseoir. Grand, un sweat à capuche trop large, des yeux rieurs.
Il s’installe nonchalamment, les bras posés derrière lui, comme s’il avait toujours été là.
— Alors, la Parisienne, dit-t-il en tournant la tête vers moi, on survit à la campagne ?
— Pour l’instant, oui.
— T’as l’air… différente. Pas comme les gens d’ici. Pas comme les touristes non plus.
Je ne sais pas si c’est un compliment. Mon attention se focalise sur le feu, les braises qui crépitent doucement.
— Moi c’est Élias, dit-il.
— Ana.
Je sens son regard s’attarder un peu plus longtemps que nécessaire. Il se penche légèrement vers moi.
— Et tu fuis quoi, Ana ?
Je tourne la tête, surprise. Il a dit ça sans méchanceté, presque en riant. Mais il a tapé juste.
— Qui te dit que je fuis ? murmuré-je, plus pour moi que pour lui.
— Juste une impression.
Ici, les gens qui débarquent seuls, c’est rarement pour changer d’air. C’est pour échapper à quelque chose. Je baisse les yeux vers mes mains, les doigts emmêlés. Il tapote doucement mon épaule du bout des doigts, presque comme une excuse.
— T’inquiète, j’suis pas en train de te psychanalyser. Juste… je remarque.
Je relève la tête. Son expression est douce. Je respire un peu.
Au fil de la soirée, il reste là, à côté de moi. Il me tend un verre, me raconte une anecdote, me fait rire sans que je m’y attende. Petit à petit, je me détends, je souris, je parle un peu plus. Je ris franchement à une blague stupide. Romane ne cesse de me jeter des regards en coin, amusée. Lila, elle, fait mine de nous observer avec des sourcils levés, l’air de dire “hmm hmm”. À un moment, Élias s’approche un peu, baisse la voix.
— Tu sais, je pourrais te faire visiter demain… si t’as envie. Pas les coins touristiques, les vrais bons plans.
Je sens mes joues chauffer légèrement. Je détourne les yeux.
— Peut-être… je… je sais pas encore.
Il hoche la tête, tranquille.
— Pas grave. Tu verras.
Je sens quelque chose de léger, de presque vertigineux, m’effleurer : je suis en train de redevenir une fille normale, une fille qu’on regarde sans chiffres derrière elle, une fille qu’on drague pour elle-même, sans décor. Et même si ça me fait un peu peur, je crois que ça me fait du bien.
Lâcher prise
Je ne sais plus exactement quand c’est arrivé. Peut-être à la troisième gorgée de ce mélange douteux qu’ils ont versé dans mon gobelet, peut-être quand Élias a raconté cette histoire absurde de pêche au thon ratée, peut-être quand Lila a mis la musique sur son téléphone et qu’on s’est tous levés pour danser maladroitement dans le sable. Je sens mon corps devenir plus léger, plus souple, plus vivant, je bois une autre gorgée. Le liquide brûle un peu la gorge, mais il y a cette chaleur qui monte, douce, expansive.
Romane se tient à côté de moi et je lui souffle un “merci” à moitié étouffé. Elle me serre brièvement contre elle. Les voix s’entremêlent, les histoires fusent, ça crie, ça chante faux, Élias tente vaguement de m’entraîner dans une danse, je joue le jeu à moitié. À un moment, je m’éloigne un peu, m’assois sur une pierre, les jambes repliées, le visage levé vers le ciel. Je regarde les étoiles. Elles me semblent plus proches, plus denses, comme si elles aussi m’observaient, amusées. Je respire fort, ferme les yeux un instant.
Élias s’approche doucement, s’assoit à côté, sans dire un mot.
— Tu sais, tu danses pas si mal.
Je pouffe de rire, et il me regarde avec ce demi-sourire si charmant.
Je sens mon cœur battre un peu plus fort — pas de peur, pas d’angoisse, juste… parce que c’est agréable. Je pourrais dire quelque chose, faire un trait d’humour, relancer la conversation. Mais je n’en ai pas envie. Je veux juste rester là, dans ce flottement.
Je réalise que je suis fatiguée mais aussi étrangement pleine. Pleine d’un truc neuf.
Romane s’approche, les cheveux ébouriffés, les joues roses.
— Je te raccompagne ? propose-t-elle doucement.
Je hoche la tête, reconnaissante. On récupère nos affaires, on s’éloigne lentement, je lance un signe vague au groupe, Élias me répond d’un petit geste, pas plus. Pas de drame, pas de “tu me réponds demain”, pas de numéro échangé.
En marchant dans l’herbe, je sens mes jambes un peu lourdes, ma tête un peu floue, mais je souris encore.
Le lendemain, la lumière me frappe en plein visage. Elle s’écrase sur mes paupières fermées, s’insinue sous mes cils, martèle mon crâne déjà trop lourd. Je grogne, roule sur le côté. Mauvaise idée. Tout tangue. Ma langue colle au palais, mon estomac proteste sourdement, ma tête résonne d’un battement mou, comme si quelqu’un frappait dedans avec une cuillère en bois.
J’ouvre un œil. La chambre tourne. Je tente de remettre les morceaux en place. La soirée. Le feu. Les rires. Élias, son sourire en coin. Romane, sa main légère sur mon épaule.
Les blagues, les chansons fausses, les verres qui s’enchaînent.
Je ferme les yeux, un instant. Puis une vague de nausée monte, et je me redresse d’un bond. Erreur. La pièce se brouille, je vacille, Pas glamour. Pas du tout.
À tâtons, je trouve la cuisine, je fais couler un verre d’eau, bois à grandes gorgées, maladroite, l’eau débordant un peu sur mon menton. Je m’essuie d’un revers de manche, m’adosse au mur. C’est ça, Ana ? C’est à ça que tu ressembles sans filtre, sans lumière douce, sans cadrage parfait ? Une fille échevelée, les yeux gonflés, l’estomac en vrac, dans une maison trop vide, trop blanche ? Je laisse les souvenirs revenir, un à un. Ce n’était pas si mal. Ce n’était même… pas mal du tout.
Je suis dans le bus, le front appuyé contre la vitre. Mon estomac proteste encore, mes tempes battent au rythme lent d’une gueule de bois mal assumée, et pourtant, je suis là. En route. Je regarde mes mains, posées sur mes genoux. Elles tremblent à peine. Pas d’angoisse violente, pas de panique. Juste une lassitude, profonde, compacte, qui me serre doucement la cage thoracique. Je n’ai pas pris mon téléphone. Ou plutôt : je l’ai laissé éteint, au fond du sac. Je n’ai prévenu personne. Personne ne sait où je vais.
Quand le bus s’arrête, je descends prudemment. Le cabinet est là, au coin d’une petite rue. Une porte couleur marron, une plaque discrète. La salle d’attente est presque vide. Deux fauteuils, une plante verte qui s’étire mollement vers la lumière, des magazines pliés, abandonnés, l’odeur sèche des vieux bureaux. Je m’assois, fixe mes genoux. J’écoute les bruits derrière la porte : des voix basses, un murmure. Je ferme les yeux. Je compte doucement mes respirations. Ma prof de Pilate nous a appris à maîtriser notre respiration, ce que je tente de faire le mieux possible. Plutôt cocasse quand on se trouve dans une salle d’attente d’une psy pour soigner ses crises d’angoisses.
La porte s’ouvre. Une femme s’avance, un visage marqué par le soleil, une jolie tenue décontractée chic, un carnet à la main. Elle m’adresse un sourire de bienvenu.
— Ana ? Vous voulez bien entrer ?
Deux fauteuils face à face, une fenêtre entrouverte, une table basse. Elle s’installe, m’invite à faire de même.
Elle me regarde avec cette attention simple, non intrusive. Pas de jugement, pas de hâte.
— Alors, Ana, par quoi voulez-vous qu’on commence ?
Ce que je ne sais plus dire
Je ne sais pas par où commencer. Je regarde mes mains, crois même voir un léger tremblement au bout des doigts. La psy attend. Elle ne remplit pas le silence, elle me laisse juste de l’espace. Alors je murmure :
— Je suis fatiguée. Mais pas fatiguée comme quand on a mal dormi. Pas fatiguée comme après une grosse journée. Fatiguée comme… fatiguée de moi-même.
Je sens ma gorge se serrer, je ravale vite, respire un peu trop fort. Elle hoche doucement la tête, m’encourage d’un regard.
— Je … je crois que je ne sais plus qui je suis quand je ne fais pas semblant.
Elle prend une note, très légère, puis lève les yeux vers moi.
— À quoi ressemble ce “semblant” ? Comment vous le décririez ?
Je laisse échapper un petit rictus.
— C’est… des photos, des vidéos, des mots choisis. Des collaborations, des rendez-vous. Des likes. Des messages de gens qui ne me connaissent pas, et qui croient m’aimer. Et moi, qui me persuade que ça compte.
Ma voix est plus dure que je ne l’aurais pensé.
— Pendant longtemps, j’ai cru que c’était moi. Que j’étais cette fille. Que c’était ça, ma valeur. Mais maintenant… je regarde tout ça, et ça me semble vide.
Elle incline un peu la tête, note encore.
— Et ce vide, Ana… il est là depuis quand, vous pensez ?
Je ferme les yeux. Je fouille. Je ne sais pas. Je pourrais dire “depuis hier”, mais au fond, je crois qu’il était là depuis bien avant.
— Longtemps, je murmure. Je crois que ça fait longtemps.
Je sens les larmes qui montent. Oh non je ne voulais pas, ce n’était pas prévu. Je me mouche maladroitement, et ris un peu en m’excusant pour essayer de faire passer ce mauvais moment. Elle sourit, délicatement.
— Vous savez, Ana, c’est déjà énorme, d’être là. Vous êtes venue. C’est que quelque chose en vous a choisi d’arrêter de porter ça seule.
Je ne sais pas combien de temps je parle. Les mots sortent. Parfois trop vite, parfois trop flous. Mais je lâche la rampe.
— J’ai l’impression d’avoir passé des années à me construire comme une vitrine. Chaque détail. Chaque image. Chaque phrase. Tout soigneusement choisi. Je savais ce qui marchait. Je savais ce qu’il fallait dire, comment sourire, comment donner l’impression d’être spontanée. Je savais.
Et puis… je ne sais pas quand ça a dérapé.
Un jour, je me suis surprise à poster une photo et à me demander : est-ce que je la poste parce que j’aime ce moment ? Ou juste parce que ça va bien marcher ?
Et là… là, j’ai compris qu’il y avait un problème.
Ma gorge pique. Mes doigts frottent nerveusement le tissu de mon jean.
— Je me réveille fatiguée. Pas “fatiguée” parce que j’ai trop bossé. Fatiguée parce que même quand je dors, je joue un rôle. Dans ma tête, je continue à me surveiller. À me dire : demain, il faudra poster ça. Demain, il faudra répondre à ça. Demain, il faudra ci, il faudra ça.
La psy hoche doucement la tête, m’encourage :
— Et si vous ne le faisiez pas ? Si vous ne répondiez plus à ces “il faudra” ?
Mon expression est incrédule.
— Si je ne le fais pas… j’ai l’impression de disparaître.
Je relève enfin les yeux vers elle. Elle me regarde sans jugement.
— J’ai peur que… si je ne donne plus rien, si je ne montre plus rien, personne ne me voie.
Personne ne sache que j’existe.
Je sens les larmes monter encore plus intensément que tout à l’heure. Elles brûlent. Mais je ne les retiens pas. Je les laisse passer.
— C’est ça le pire, je souffle. J’ai tellement donné, tellement cherché à plaire, que maintenant… je ne sais plus ce que j’aime. Je ne sais plus ce que je veux. Je ne sais même plus ce que je ressens, parfois. Tout est filtré. Tout passe à travers cette idée de : qu’est-ce qu’on attend de moi ?
La voix douce de la psy me parvient, tranquille, sans heurt.
— Ana, vous êtes ici, vous êtes en train de dire ces mots, vous êtes en train de sentir tout ça. C’est déjà énorme. C’est une preuve que sous la surface, il y a encore quelque chose de vivant, qui sait ce qu’il veut, qui sait qu’il a besoin de souffler.
Je hoche la tête, les larmes toujours suspendues aux cils. Elle poursuit, calmement :
— Je ne vais pas vous demander de tout régler aujourd’hui. Mais je vais vous proposer quelque chose : et si, entre maintenant et notre prochaine séance, vous essayiez de repérer un moment, juste un, où vous ressentez quelque chose pour vous-même, sans le filtrer, sans le partager ? Un moment simple. Un vrai moment à vous.
Je mords ma lèvre.
— Juste… un moment ? demandais-je.
Ma question la touche.
— Juste un. Pas besoin qu’il soit parfait. Pas besoin qu’il soit beau.
Elle regarde son carnet, puis relève les yeux vers moi. Elle hésite un instant, comme si elle pesait ses mots, puis elle pose doucement :
— Ana… je voudrais vous proposer un exercice.
Je me redresse légèrement. Une boule d’appréhension monte dans la gorge, comme à l’école, quand on te tend une copie à rendre.
— C’est simple, dit-elle doucement. Je voudrais que vous écriviez une lettre à la petite Ana. À l’enfant que vous avez été.
Je fronce les sourcils, confuse.
— À… l’enfant ?
Elle sourit légèrement.
— Oui. Imaginez-la. Elle a quel âge, selon vous ?
— Sept ans, peut-être. Ou huit.
— Bien. Alors, écrivez-lui. Dites-lui ce que vous avez envie de lui dire aujourd’hui. Ce que vous ressentez pour elle. Ce que vous voudriez qu’elle sache.
Une part de moi voudrait dire : “C’est ridicule.” Mais au fond… je sens bien que ça n’est pas si ridicule. Je sens même que ça fait un peu peur.
— Ce n’est pas un exercice à bien faire. Ce n’est pas une performance. Il n’y a pas de “bonne” lettre, Ana. C’est juste pour vous. Pour reconnecter un fil. Un fil qui a peut-être été oublié en chemin.
Je respire doucement.
— D’accord, murmuré-je.
J’essaierai. Elle me sourit, referme doucement son carnet.
— On se revoit la semaine prochaine. Prenez le temps qu’il faut. Vous avez commencé un chemin important aujourd’hui. Ne l’oubliez pas.
La lettre
Je suis restée des heures à tourner dans la pièce. À ouvrir un carnet, le refermer. À prendre un crayon, le reposer. À m’asseoir, à me relever. À me dire : plus tard, demain, après. Mais je sais très bien que si je ne le fais pas maintenant, je ne le ferai jamais.
Alors je m’installe, enfin.
Chère petite Ana,
Je ne sais pas bien comment commencer. Je ne sais même pas si j’ai déjà pris le temps de te parler avant. Peut-être que non. Peut-être que c’est pour ça que c’est si difficile.
Je voudrais d’abord te dire : je suis désolée. Je suis désolée de t’avoir oubliée, d’avoir cru qu’il fallait te ranger dans une boîte, te faire taire, te lisser. Je suis désolée d’avoir cru qu’il fallait être parfaite, toujours brillante, toujours forte, toujours “à la hauteur”.
Je te regarde, là, dans ma tête, et je te vois avec tes crayons, tes idées, tes grands yeux trop curieux. Je te vois rire trop fort, parler trop vite, rêver trop grand. Je te vois croire que tout est possible, que tu peux courir partout, que tu peux dire : “j’ai envie de ça” et que ce soit suffisant.
Je t’ai trahie, quelque part. Je t’ai mise de côté. J’ai cru qu’il fallait que je devienne “quelqu’un”. J’ai cru qu’il fallait que je sois validée, applaudie, regardée. Et pour ça, j’ai étouffé tout ce qui débordait, tout ce qui était trop flou, trop vivant, trop toi. Je ne sais pas si je pourrai réparer ça. Je ne sais pas si on peut recoller les morceaux. Mais j’ai envie d’essayer. J’ai envie de te retrouver, d’entendre à nouveau ta voix, de savoir ce qui te fait rire, ce qui te fait pleurer, ce qui te fait vibrer.
Alors voilà, petite Ana : je te tends la main. Je ne te promets pas d’être parfaite.
Je ne te promets pas d’être guérie. Mais je te promets que je vais essayer. Essayer de ne plus t’oublier. Essayer de ne plus te laisser seule. On a encore du chemin à faire, toi et moi. Mais je crois qu’on peut y arriver. Je crois qu’on peut redevenir une seule et même personne. Avec tout ce que je suis, et tout ce que j’ai oublié d’être, je t’embrasse fort.
Ana.
La lumière de l’après-midi est douce, encore un peu chaude, mais l’air a quelque chose de plus léger. Mon téléphone vibre sur le coin de la commode. Un message de Romane.
“Hé, on va être au port dans une heure. Rejoins-nous pour un apéro. Ce soir, c’est bateau !”
Je suis montée sur le bateau en fin d’après-midi, quand le ciel commençait déjà à se dorer.
Romane m’a fait un signe joyeux :
— Viens, il reste une place !
Ils étaient tous là. Zoé, Lila, Mathis, Élias. Je me suis installée près d’Élias, of course, qui s’était allongé à moitié, jambes croisées, regard paresseux sur l’eau. Zoé, de l’autre côté, buvait son verre en râlant sur son boulot :
— Non mais sérieux, si encore les touristes étaient chiants, je pourrais les envoyer chier.
Mais ils sont adorables. Du coup je dis oui à tout. Je leur peins leurs chiens, leurs chats, leur maison… je suis devenue l’esclave de mon propre talent, quoi.
— C’est toi qui sais pas dire non, Zoé. Assume.
Mathis, qui jusque-là fixait les vagues, tourne vers moi :
— Et toi, Ana ?
T’as déjà commencé à bosser un peu ici, ou tu t’accordes des vraies vacances ?
Je secoue la tête, doucement.
— Je crois que j’ai besoin de rien faire. Juste… me retrouver un peu.
Élias relève les yeux vers moi. Il dit doucement, presque comme s’il s’adressait à lui-même :
— Parfois, faut tout éteindre pour entendre ce qu’il reste.
Je le regarde, surprise. Il sourit, sans en dire plus, et reprend sa bière. Zoé tape dans ses mains :
— Bon ! Et si on faisait un jeu ? Un truc simple. On pose une question, chacun doit répondre, pas le droit de mentir.
Romane lève un sourcil :
— Ah ouais, carrément. On veut briser les cœurs ce soir ?
— Trop tard, réplique Zoé. Je commence.
Elle se tourne vers moi :
— Ana. La chose que tu regrettes le plus ?
Je reste muette un instant. Je sens les regards qui attendent.
— D’avoir passé des années à essayer d’être parfaite. À m’oublier complètement en chemin.
Le silence se pose un instant. Mathis :
— Bienvenue au club.
On continue comme ça. Les questions fusent : “Ton plus gros rêve ?” “Ta plus grosse peur ?” “Le truc qui te rend le plus heureux ?” C’est enfantin mais on ressert nos liens. À un moment, Élias se penche vers moi, plus bas, plus proche.
— Tu sais, ici, personne ne te demande de montrer quoi que ce soit. On est contents que tu sois là. Juste là. Viens, murmure-t-il. On va chercher… euh, plus de verres. Ils ont oublié d’en prendre.
Je cligne des yeux.
— Mais il en reste plein sur la table.
Il secoue la tête, faussement grave.
— Oui, mais pas les bons. Allez, suis-moi.
On descend doucement dans la cuisine du bateau.
— Alors, c’est quoi ton vrai plan, Élias ? je demande, amusée.
Il lève les mains, faussement innocent.
— Juste… prendre l’air. Et te faire rire un peu. T’as un rire qui vaut de l’or. Tu sais, Ana…
on sait tous que t’es pas venue ici pour rester dans les cases. Alors détends-toi. T’es pas obligée de tout porter toute seule. T’es belle quand tu laisses tomber le masque, souffle-t-il.
Je sens mon cœur battre plus vite.
— Tu dis ça à toutes les filles qu’on ramène sur un bateau ?
Sa fossette se creuse.
— Non. Seulement à celles qui me font un peu peur, parce qu’elles ressemblent à une étoile filante qu’on n’a pas envie de laisser filer.
Je n’ai pas le temps de répondre. Il se penche, m’embrasse doucement.
— Tu sais qu’on va devoir trouver une excuse pour justifier qu’on a pas ramené les verres ? je souffle.
Il éclate de rire.
— T’inquiète. On dira qu’on a été attaqués par des mouettes.
Pff ringard pensais-je amusée.
On remonte doucement sur le pont. Romane nous aperçoit et lance d’un ton faussement indigné :
— Alors ? Vous avez mis trois plombes pour chercher des verres qui étaient déjà là !
— Oups. On s’est un peu… égarés.
Zoé ricane :
— Mouais, égarés. Je vois. Élias, t’es grillé à dix bornes.
Il se marre, lève les mains.
— Eh, j’assume. On a eu besoin d’une pause stratégique.
Je m’installe à côté de Romane, qui me glisse à l’oreille, taquine :
— Dis donc, Ana… tu perds pas de temps, hein ?
Je lui donne un léger coup de coude, rouge comme une pivoine.
La soirée continue, mais je sens son regard revenir parfois, ses yeux clairs qui cherchent les miens. J’essaie de rester dans les conversations, de rigoler avec Zoé qui nous raconte ses pires commandes de portraits, de trinquer avec Mathis, de chanter faux avec Romane, de danser avec Lila. Mais il est là. Et moi aussi. Et il y a comme une ligne invisible tendue entre nous. À un moment, quand je me lève pour ramasser un verre, je le sens se glisser à côté de moi. Tout doucement. Il ne dit rien au début. Puis, à mi-voix :
— Demain, ça te dit qu’on se retrouve, toi et moi ?
— Genre… ? je demande, mi-curieuse, mi-joueuse.
— Genre balade. Ou café. Ou juste toi qui m’expliques comment tu fais pour avoir ce rire-là, celui que t’as eu tout à l’heure.
Mes jouent subissent à nouveau une épreuve.
— OK, vendu. Dis-moi où et quand.
Il glisse son numéro sur mon téléphone, rapide, comme si c’était la chose la plus simple du monde.
— Je t’écris demain. Bonne nuit, étoile filante. »
Les jours ont glissé doucement, comme un fil qu’on déroule sans y penser, et sans chercher à savoir où il nous mènera. J’ai apprivoisé la petite maison au bord de l’eau, j’ai appris à m’y déplacer sans réfléchir, à y respirer sans calcul, à m’y asseoir sans me demander ce que je devrais être en train de faire d’utile, de visible, de rentable.
Je ne prétendrai pas avoir trouvé des réponses profondes, ni être devenue quelqu’un de radicalement différent, mais quelque chose en moi s’est assoupli, s’est écarté, comme un nœud qu’on cesse enfin de tirer trop fort. Je n’ai pas effacé mes comptes, je n’ai pas publié de texte dramatique pour annoncer une retraite soudaine, je n’ai pas tendu la main à ma communauté pour expliquer chaque choix, chaque absence — et pourtant, je sais, au fond, que je n’ai jamais été aussi proche de me retrouver.
Avec Élias, les rencontres se sont faites naturelles, presque inattendues, comme si nous savions tous les deux que ce qu’il y avait à partager dépassait les mots faciles ou les gestes trop calculés : nous marchons souvent sans direction précise, nous parlons parfois de tout, parfois de rien, parfois nous nous taisons, mais je ressens, chaque fois, cette étrange chaleur calme, ce confort simple qui me manquait tant.
Avec Romane, Zoé, Mathis, les rires viennent plus vite, moins retenus, moins filtrés : je me surprends à éclater de rire sans me soucier de ce que je renvoie, sans surveiller mon image, sans tenter de plaire — et c’est peut-être cela, le vrai luxe que je redécouvre, jour après jour.
Peut-être qu’un jour je reprendrai le fil de ma vie d’avant, peut-être que je réapparaîtrai dans ce monde qui m’a construite et étouffée tout à la fois, peut-être même que je trouverai une façon nouvelle de jongler entre l’image et l’essentiel.
Ou peut-être que je partirai ailleurs, autrement, sans prévenir, sans bruit.
Je ne sais pas encore, et pour la première fois, ce “je ne sais pas” ne me fait plus peur, il m’allège.
Ce soir, je regarde mon téléphone posé sur la table, face contre bois, écran noir, silencieux.
Je sais que les messages, les demandes, les attentes s’y empilent encore, quelque part, mais je n’ai plus besoin d’y plonger immédiatement.
Ce soir, j’ai rendez-vous au port, le soleil descend lentement, une brise tiède agite les voiles des petits bateaux, et j’ai cette sensation, rare et précieuse, que ma vie m’appartient de nouveau, qu’elle n’a rien à prouver à personne, qu’elle n’a pas besoin d’être parfaite, seulement d’être habitée.
Et moi, je suis enfin prête à l’habiter.
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Mon amie l’anxiété
Le vélo tangue sous mes jambes fatiguées. Les sacs de courses font des embardées de chaque côté du guidon, prêts à prendre leur indépendance au moindre coup de vent. Un dernier virage, une pierre vicieuse sous la roue. Le vélo hésite, moi aussi. La gravité gagne. Je me retrouve par terre, les fesses dans la poussière, les courses éparpillées comme si j’avais braqué un supermarché en miniature. Juste une chute maladroite, douloureuse pour l’ego, plus que pour le corps. Une voix jaillit au loin.
— Joli vol plané ! Tu vises une médaille ou je peux t’aider ?
Je relève la tête. Une fille, short en jean, t-shirt large, cheveux tirés en tresse floue. Elle sourit franchement. Je soupire intérieurement. Visiblement, on ne pouvait pas sombrer dans l’anonymat par ici. Elle tend la main sans attendre. J’attrape ses doigts fermes et me laisse tirer debout, poussiéreuse et chiffonnée.
— Romane, se présente-t-elle en redressant mon vélo d’un geste expert.
— Ana, marmonné-je en ramassant mes sacs éventrés.
Elle me tend un paquet de pâtes éclaté, récupéré au sol comme un trophée.
— Tiens, championne. T’as failli perdre ta récompense.
Je souris malgré moi.
— Merci… je crois.
Elle rit doucement, ajuste un sac sur son épaule.
— T’habites où ? Juste pour savoir si je dois appeler un hélico ou si on peut se contenter de marcher.
— Là-haut, dis-je en pointant vaguement en direction de la maison blanche. À trois virages et un miracle d’équilibre d’ici.
— Parfait. Ça tombe bien, j’aime les missions impossibles, répond-elle en attrapant un de mes sacs sans me demander mon avis.
Nous nous mettons en marche, mon vélo bringuebalant. Mon pantalon me colle aux jambes, le vélo couine à chaque secousse comme une vieille théière et contre toute attente, je souris encore. Le vent nous pique les joues, mais ce n’est plus gênant. Il fait partie du décor. Elle marche les mains dans les poches, tranquille, comme si elle avait toute la journée devant elle. Peut-être que c’est le cas.
— T’es nouvelle ici, non ? demande-t-elle au bout d’un moment, sans me regarder vraiment.
J’hésite une seconde. La vérité est tellement plus simple que toutes les histoires que j’aurais pu inventer.
— Depuis trois heures, répondu-je.
Elle hoche la tête, visiblement pas surprise.
— On sent vite ceux qui débarquent. T’as encore l’air d’y croire.
Je glousse, un peu malgré moi. Le son me surprend autant qu’elle.
— C’est si grave que ça ?
Elle hausse les épaules.
— Disons que… c’est pas l’endroit pour les cartes postales parfaites. Ici, ça gratte un peu.
On dépasse une haie dégarnie, un vieux portail rouillé. Le chemin monte doucement vers ma maison. Je jette un coup d’œil à Romane. Elle a cet air des gens qui ne surjouent rien. Pas besoin d’impressionner qui que ce soit. Ça repose.
— Si tu veux, demain, on fait mieux. Balade, café au port, ou juste rouler sans tomber, propose-t-elle en riant.
Pour la première fois depuis longtemps, quelqu’un me donne envie de dire oui sincèrement.
— Pourquoi pas, soufflé-je.
Elle me donne un léger coup d’épaule, complice, sans insister.
— Marché conclu.
On arrive au niveau de ma maison. Je récupère mes sacs, le vélo couine son dernier soupir contre le muret. Romane lève la main en signe d’au revoir, repart en sautillant presque dans le vent. Je reste plantée devant l’entrée, les sacs aux mains. Le vent emplit l’espace, ramène avec lui l’odeur des herbes sèches, du sel, de la poussière tiède. Quelque chose glisse sous la peau. Un souvenir. Pas un flash, pas une image : tout un moment entier qui remonte.
Un après-midi d’été. Avant tout ça. Avant les abonnés, les filtres, les hashtags alignés comme des perles vides. Lucie avait débarqué à la maison à midi, son vélo jaune entre les jambes, un sac à dos pendu de travers sur une épaule. Nous ne savions pas où la journée allait finir. Nous avions juste cette envie banale et immense de “partir”. On avait empilé deux sandwiches au fromage dans un sac, quelques biscuits mous, deux bouteilles d’eau plus si fraîche. Et on était parties. Sans prévenir personne. Sans regarder l’heure. Les chemins de terre chauffaient sous le soleil. Chaque montée nous arrachait des jurons inventés. Chaque descente nous faisait hurler de rire, bras tendus, jambes écartées, comme si on volait. On avait roulé longtemps, sans se parler, juste à se suivre dans un accord silencieux. Deux silhouettes trempées de sueur et de soleil.
Quand l’étang était apparu au détour d’un champ, avec ses herbes hautes et ses reflets sales, on avait freiné en catastrophe. Personne. Pas un bruit, à part celui des feuilles et des oiseaux. Pas d’interdiction, pas de panneau menaçant. Le genre d’endroit dont on rêve quand on a seize ans : un secret rien qu’à nous. On avait balancé les vélos dans l’herbe, ôté nos chaussures, et traversé la berge en sautant comme des cabris pour éviter la boue.
Lucie avait plongé la première, en poussant un cri de défi. Je l’avais suivie sans réfléchir, m’enfonçant dans l’eau brune et tiède jusqu’à la taille. Ça sentait la vase, les algues, la liberté. On avait nagé comme des pierres, maladroitement, à coups de bras et de jambes. On avait hurlé en sentant les poissons nous frôler, on s’était éclaboussées jusqu’à en avoir mal aux côtes de rire. Puis, rincées par l’effort, on s’était allongées sur la berge, les yeux fermés sous un ciel trop grand. Je me souviens des picotements du soleil sur ma peau, des bruits sourds dans l’oreille encore pleine d’eau, de l’odeur d’herbe chaude mêlée à celle de nos cheveux vaseux. À un moment, Lucie avait ouvert un œil, pointé un nuage maladroit au-dessus de nous.
— On dirait une baleine… ou un vieux canapé, avait-elle lancé, morte de rire.
J’ai ri sans raison, jusqu’à en avoir mal au ventre. Plus tard, on avait dévoré nos sandwiches détrempés, les miettes agrippées aux doigts poisseux. Lucie avait parlé de partir vivre au bord de la mer, ouvrir un café, adopter trois chiens et ne jamais porter autre chose que des tongs. Tout semblait possible. Tout semblait simple. Le temps avait filé sans qu’on y pense. Juste le ciel qui virait lentement à l’orange.
On était reparties à la nuit tombante, à moitié sèches, les vélos grinçant sous notre poids.
Lucie chantait faux, j’avais du baume au cœur. En arrivant chez moi, les lumières de la cuisine s’étaient allumées en même temps que les premières étoiles. On était rentrées comme deux ombres d’elles-même, fatiguées, sales, heureuses. Personne ne nous avait demandé ce qu’on avait fait.
Un claquement me ramène au présent. Je suis toujours devant la maison blanche, les sacs aux doigts, le cœur étrangement serré. Ce n’était pas grand-chose, cette journée-là. Rien d’extraordinaire. Juste un souvenir solide, entier, libre. Quelque chose qui ressemblait à la vraie vie, sans mise en scène, sans spectateur. Peut-être qu’il était encore possible de retrouver ça. Peut-être qu’il suffisait d’arrêter de courir.
Je pousse la porte de la maison, le plancher craque sous mes pas. Le calme m’attend à l’intérieur. Le canapé me fait de l’œil, je décide de le rejoindre. La fatigue aurait dû m’alourdir, me ramener au corps, au présent mais à la place, une autre idée s’insinue. Romane. Elle avait proposé de se revoir. Un café ou une balade, je ne sais pas. C’était léger, naturel. Sur le moment, j’avais dit oui, presque avec soulagement. Mais maintenant ?
Nous n’avons échangé aucun numéro. Pas un message, pas une confirmation. Elle est partie avec son sourire et ses baskets, dans l’air doré du chemin. Et moi, je suis restée plantée là, avec ma vieille maison et mes sacs de courses. Et si elle ne revenait pas ? Si c’était juste une politesse, un réflexe, une de ces choses qu’on dit pour être gentille et qu’on oublie cinq minutes plus tard ? Je me replie sur ma chaise, bras croisés, menton baissé.
Pas de message à attendre. Pas de story où vérifier si elle est en route. Pas de like, pas de bulle vu bleu. Juste ce vide, et l’attente stupide qui commence à s’installer. C’est ridicule. C’est pathétique.
Et pourtant, je reste là, à imaginer tous les scénarios possibles. À me convaincre que je me suis encore fait des films. Que les autres, même ici, finissent toujours par partir. Un poids froid s’installe dans l’estomac. Je me lève d’un coup, repousse la chaise d’un mouvement sec. Je ne vais pas rester à attendre, de recommencer à scruter le vide comme une mendiante d’attention. Peut-être qu’elle viendra. Peut-être pas. Je n’ai aucun contrôle. Les réseaux m’ont permis de combler le vide installé en moi. J’ai rempli mon emploi du temps pour ne plus avoir le temps de réfléchir, d’oser voir mes peurs. Il faut que je me soigne.
Le moteur de recherche s’affiche. Quelques mots tapés mécaniquement : psychologue autour de moi. Activer la position exacte : autoriser.
Une liste s’affiche. Noms anonymes, adresses, numéros. Tout paraît flou. Comme si décider d’aller mieux était plus difficile que de décider de partir. Je clique au hasard, lis trois lignes sans vraiment m’attarder. Un fixe. Un cabinet. Je construis rapidement mon discours dans la tête. Ça me rassure. Pas le moment de tergiverser. Je prends le téléphone, compose avant d’avoir le temps de me dégonfler. Une tonalité. Deux. Une voix décroche, calme, lointaine.
— Cabinet de psychologie, bonjour ?
Le cœur accélère, sans prévenir. Pas de bonjour poli, pas d’explication alambiquée. Juste l’essentiel. Tu peux y arriver Ana.
— Est-ce que vous auriez un rendez-vous disponible rapidement ?
Un bruit de pages qu’on tourne à l’autre bout du fil.
— Après-demain, onze heures. Ça vous irait ?
Je cale le téléphone entre l’épaule et l’oreille, griffonne l’adresse sur une enveloppe vide trouvée au fond d’un tiroir.
— Oui. Oui, très bien.
Elle confirme, note mon prénom d’une voix apaisée. L’appel se termine sans phrases inutiles. Je repose le téléphone sur la table avec un geste brusque. Le plastique heurte le bois dans un bruit sec. Pas de soulagement immédiat. Pas de “bravo” intérieur. Juste cette certitude brute : quelque chose a été amorcé. Un point de rupture, minuscule, mais solide. Après-demain, il y aura un rendez-vous. Un endroit où poser les armes, peut-être. Où cesser de sourire pour faire plaisir.
Un éclair me traverse, sans me soulever. La lassitude est immense, une marée sourde qui m’englue de la nuque aux talons. Il n’y a ni soulagement ni peur, seulement ce grand blanc étalé, mat, sur toute chose. Je me traîne vers les sacs. Chaque geste me coûte : déplier, ranger, fermer le placard. Le pain glissé dans une corbeille, le fromage poussé dans le réfrigérateur.
Je fais sans m’habiter, les gestes pour eux-mêmes, sans qu’aucun sens ne s’y accroche. Je sors sur le seuil, un morceau de pain à la main. L’air du soir a une tiédeur fade, le ciel s’effrange d’ocre et de rose. Je le regarde comme on regarde un film qu’on ne suit plus. Une image qui passe, au loin, sans prise, sans aspérité. Je mâche lentement. Le goût s’efface avant même d’avoir existé. Tout est égal, pâteux, étranger. Quand je me lève, c’est à peine une décision. Mon corps s’arrache au banc, se hisse à l’intérieur. Je grimpe parce qu’il faut user les heures, finir la journée. Le lit m’appelle, je m’étale dessus, sans même retirer mes vêtements. Le plafond danse doucement, flou, au-dessus de moi. Je cherche seulement une pause, un endroit minuscule où je pourrais, enfin, m’absenter.
Chapitre 4
Tout ce qui me rattrape
Je suis assise sur le petit banc en bois, au bord du port. Le vent joue doucement avec mes cheveux, des mouettes piaillent au loin, et j’ai les yeux rivés sur mon téléphone. Mon pouce hésite une seconde. Puis je désactive le mode avion. Tout arrive d’un coup. D’abord les vibrations. Longues, insistantes, comme si l’appareil allait exploser entre mes mains.
Ensuite, les notifications : centaines de messages, mails de collaborations, appels en absence de mon agent. Je regarde l’écran, pétrifiée. Je vois son nom clignoter. Céline, mon agent,
qui m’a accompagnée depuis le début, qui a porté ma carrière à bout de bras, qui, je le sais, est probablement en train de devenir folle d’angoisse. Mon doigt glisse. Je décroche.
« — Ana ?! Oh mon dieu, enfin !
Sa voix fuse, rapide, aiguë.
— Mais qu’est-ce que tu fais ?! Ça fait une semaine qu’on te cherche partout ! Les marques, les abonnés, tout le monde m’appelle, on reçoit des mails en boucle, il faut que tu postes, que tu expliques, que tu reviennes, tu comprends ? On a des contrats, des obligations !
Je ferme les yeux un instant. J’écoute sans répondre. Tout ce qu’elle dit est vrai. Tout ce qu’elle dit est normal. Et pourtant, rien de tout ça ne m’atteint vraiment.
— Céline…
Elle continue, sans m’écouter vraiment :
— Non mais Ana, tu réalises ? Ta communauté s’inquiète, les commentaires explosent, on perd de l’engagement, tu ne peux pas juste disparaître comme ça, tu as des gens qui comptent sur toi !
— Céline, je sais. Je sais tout ça. Mais là, je suis dehors, je suis au bord de la mer,
et je n’ai pas envie de répondre à tout ça maintenant.
Elle se tait un instant.
— Ana, je t’en supplie, tu peux au moins publier un message, dire que tout va bien, que tu reviens, que tu es en pause, n’importe quoi !
Je regarde l’eau, les reflets argentés, les bateaux qui tanguent doucement.
— Je vais réfléchir. Je te rappellerai.
— Ana, attends, non, s’il te plaît…
Je raccroche, pose le téléphone sur mes genoux, je le regarde, silencieux à nouveau. Les messages s’affichent, les demandes, les “Ana où es-tu”, les “on s’inquiète”, les “reviens vite”, les “on t’aime”. Je sens mon cœur battre lentement. Ce n’est pas de la peur. Ce n’est plus de l’angoisse. C’est juste… un constat. Je suis arrivée à un carrefour. Tout ce que j’étais avant, tout ce que j’ai construit, m’attend, là, sur cet écran. Et moi, je suis ici, sur ce banc, avec le vent,
le sel, et un rendez-vous avec Élias dans une heure.
Je souris, toute seule. Je murmure à voix basse :
— On verra bien. »